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lumière le trait qui devait faire l’originalité de cette noble vie : l’union de toutes les vertus domestiques dans leur expression la plus simple, on dirait presque un peu bourgeoise, avec l’élévation toujours royale des pensées et des actes.

A Berlin, ce n’était point sur une faible jeune femme que reposait l’espoir de la dynastie régnante ; c’était sur quatre princes dans la fleur de l’âge, tous élevés dans le métier des armes. La Providence avait béni, par une lignée florissante, l’union des puissantes maisons de Prusse et d’Angleterre. Mais jamais faveur du ciel ne fut moins bien reconnue. Le vieux roi, par des emportemens insensés, la reine par une humeur hautaine et capricieuse, réussissaient à faire de leur intérieur un véritable enfer. Les jeunes princes et les princesses leurs sœurs elles-mêmes, tour à tour épouvantés par des violences ou exténués par des privations matérielles, vivaient devant leurs parens dans un état de terreur qui comprimait leurs plus heureuses facultés ; et, par une application toute nouvelle du droit d’aînesse, celui que ce singulier père poursuivait de ses plus mauvais traitemens, c’était précisément son héritier, le prince Frédéric, qui paraissait pourtant tenir de la nature de brillantes dispositions. Réduit au désespoir par l’excès des humiliations et des souffrances, le jeune homme avait tenté de fuir ; mais, surpris dans cette tentative, enfermé dans une prison d’état comme un vil criminel, contraint d’assister lui-même au supplice de l’ami qui n’avait d’autre tort que d’avoir favorisé son évasion, il avait enfin semblé fléchir sous cet excès d’oppression. Il avait demandé grâce, avouant des fautes qu’il n’avait pas commises et promettant un repentir qu’il ne pouvait éprouver. Depuis lors, il vivait dans une soumission aux moindres volontés paternelles qui dépassait la mesure du respect filial. On l’avait vu, fuyant jusqu’à l’ombre d’une ingérence quelconque dans les affaires de l’état, se réconcilier avec les ministres qui avaient aidé à le persécuter et les traiter même d’amis intimes. Il se résignait à vivre dans un petit manoir d’où il ne sortait que pour prendre part à des manœuvres militaires, qu’il exécutait avec intelligence, mais sans ardeur ; adonné tout entier, le reste du temps, à des goûts spéculatifs que son père pouvait dédaigner, mais qui ne l’offensaient pas. Poésie, musique, littérature, il se livrait à toutes sortes d’études, s’essayant lui-même dans tous les genres, nouant des relations et des correspondances suivies avec tous les savans, tous les artistes, et tous les littérateurs d’Europe. Son admiration juvénile s’adressait même à tous indistinctement avec plus de passion que de choix, aussi bien au pieux Rollin qu’au prédicant luthérien Beausobre ou au pesant métaphysicien Wolf ; et si, entre tous, il distinguait et comblait de caresses l’illustre Voltaire, c’était