Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/270

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on aurait toujours raison de la fierté nationale en caressant la vanité littéraire. C’est un secret qu’il devait mettre à profit en plus d’une circonstance.

L’entrevue tant attendue eut lieu enfin entre le roi et le poète, à la fin de septembre, dans le château de la Meuse, auprès de Clèves : elle fut aussi tendre, aussi chaude, aussi enthousiaste de part que d’autre. Frédéric, qui était au lit pour un accès de fièvre, se leva tout exprès pour faire accueil à son glorieux hôte. On soupa ensemble et on causa jusqu’à une heure avancée de la nuit de toutes choses, « de l’immortalité de l’âme, du libre arbitre et même des androgynes de Platon, » sinon à fond, comme dit Voltaire, au moins avec un feu roulant d’épigrammes et un choc étincelant de traits d’esprit.

Par occasion, le roi pria Voltaire de lui rendre un léger service : c’était de rédiger pour lui un manifeste à l’adresse de l’évêque de Liège, auquel il réclamait une somme d’un million en rachat d’une seigneurie située dans le domaine de ce prélat, et dont la couronne de Brandebourg se disait suzeraine. C’était une vieille contestation pendante depuis des années devant la diète germanique. Frédéric s’était mis en tête d’exiger son dû, toute affaire cessante, et à l’appui de sa prétention faisait déjà avancer un corps de troupes. Vainement l’empereur Charles VI protestait contre cette manière de brusquer les choses et de se passer de la sentence impériale. A dire le vrai, c’était précisément parce que l’empereur réclamait le droit de rendre la justice que Frédéric avait résolu de se la faire lui-même. Il tenait à montrer que, sur ce point comme en toute chose, il ne voulait dépendre de personne. Je ne sais si cette pensée perçait dans le manifeste de Voltaire, que nous n’avons pas ; mais, à coup sûr, elle n’y était pas exprimée dans des termes aussi clairs, et, pour tout dire, aussi crus que dans une petite note autographe que nous trouvons dans la Correspondance politique, ainsi conçue : « J’irai dans le pays de Clèves et je tenterai la voie de la douceur. Si l’on me refuse, je saurai me faire justice. L’empereur est le vieux fantôme d’une idole qui avait du pouvoir autrefois et qui était puissant, mais qui n’est plus rien à présent. C’était un homme robuste, mais le Français et le Turc lui ont donné la v… et il n’est plus rien à présent. » Convaincu par les argumens de Voltaire ou par les grenadiers prussiens, l’évêque de Liège s’exécuta et paya le million.

Mais ces procédés hautains, ce sans-façon diplomatique et militaire, commençaient à donner l’éveil aux politiques de l’Europe. « On considère ici la déclaration, écrivait le marquis de Valori (celle que Voltaire avait rédigée), comme un premier effet de cette présomption dont je vous ai parlé et de l’éloignement à consulter les