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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/284

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J’imagine que Voltaire en savait déjà assez long sur le caractère de son royal ami pour ne pas le croire très disposé à mettre en pratique la morale puritaine de son œuvre de jeunesse ni même à y être encouragé par la pensée de se conformer à l’exemple que lui donnait Louis XV. Mais il comprit tout de suite à quelle adresse allaient les complimens et les interrogations discrètes qui y étaient jointes. Aussi, à peine arrivé au Rheinsberg, après un voyage assez pénible dont il a raconté lui-même les incidens grotesques, la première chose qu’il fit fut de montrer qu’il ne s’y trompait pas. « J’ai obéi, écrivait-il, aux ordres que Votre Éminence ne m’avait pas donnés. J’ai montré votre lettre au roi de Prusse. »

C’était quelque chose de montrer la lettre, mais l’art véritable eût été d’en obtenir la réponse. Or, c’est ce que Voltaire, avec quelque adresse qu’il s’y prit, ne put jamais tirer du concert de complimens, de fêtes, d’enivremens de toute sorte dans lesquels on le fit vivre pendant une semaine entière. Jamais le Rheinsberg n’avait été si animé, jamais les passe-temps plus variés, les conversations plus brillantes. La coterie des savans et des poètes, les Maupertuis, les Jordan, les Algarotti, s’était mise au complet et sous les armes pour recevoir le génie français, savourant elle-même avec délices les joies de la faveur dans un lieu où elle avait été si longtemps mal vue et suspecte. Les princesses sœurs du roi, malgré leur deuil encore récent, prenaient leur part de ces amusemens avec la liberté que leur donnait la jouissance de ne plus sentir fixé sur elles le sévère regard de la surveillance paternelle. C’était du soir au matin une suite de divertissemens. L’après-dîner était donné à la musique, l’après-souper à la poésie. Frédéric lui-même, suivant l’occasion, jouait de la flûte ou s’escrimait à aligner des rimes plus ou moins heureuses. Mais, en attendant, les préparatifs militaires allaient leur train, toujours aussi actifs, toujours aussi bruyans et toujours aussi énigmatiques[1].

Frédéric d’ailleurs se faisait comme un jeu malin de piquer la curiosité sans la satisfaire. Un jour, en terminant une pièce devers, il disait : « C’en est fait, le démon de la guerre va m’enlever à celui de la poésie. » Mais il se gardait d’ajouter dans quel sens le génie vainqueur allait l’entraîner. En autre jour, il écrivait à son ami Algarotti, rappelé à Berlin par un mal dont les plaisanteries royales ne laissent pas ignorer la nature, une lettre que l’Italien, tout fier de la confidence, venait montrer en grand secret au ministre de France. « Vous êtes fait, mon cher Algarotti, y était-il dit, pour être témoin de grands événemens et y prendre part par vos conseils.

  1. Mémoires de la margrave de Bareith, t. II, p. 327. — Valori à Amelot, 3 décembre 1740. — Voltaire, Mémoires.