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rien. C’était Voltaire lui-même qui avait élevé l’étrange prétention de réclamer ses frais de route, et de présenter pour cet article une note qui ne montait pas à moins de 1,300 écus. Salomon, qui ne s’attendait pas à payer les visites de la reine de Saba et qui d’ailleurs avait mieux à faire de son argent, s’était récrié, et pour le décider à s’exécuter il n’avait pas fallu moins que les supplications de son bibliothécaire favori Jordan. Le paiement fut enfin accordé, mais dans quels termes ! Le pauvre Jordan, en les lisant, dut faire un triste retour sur le cas que font les puissans de la terre des littérateurs qu’ils salarient. — « Ton avare, lui disait le roi, boira la lie de son désir de s’enrichir, il aura ses 1,300 écus. Son apparition de six jours me coûtera par jour 500 livres. C’est bien payer un fou. Jamais bouffon de grand seigneur n’eut de pareils gages[1]. »

Quand des journées coûtaient si cher, on ne pouvait songer à les multiplier. Force était donc à Voltaire de repartir sans attendre que le jour fût fait sur la situation qu’il n’avait pas réussi à éclaircir. Il n’en tenait pas moins à faire son rapport à Fleury et même à l’entretenir personnellement. « Il voulait montrer, dit Valori, que s’il n’avait pas été bon Français jusqu’à présent, il était bien converti. » Plus d’une conférence eut donc lieu entre les trois diplomates français pour se mettre d’accord sur le jugement qu’il convenait de porter à Versailles.

Les impressions étaient diverses : le marquis de Beauvau était des plus sombres ; suivant lui, Frédéric détestait la France et ne songeait qu’à lui faire pièce ; ses arméniens n’étaient que le premier acte d’une coalition qu’il voulait ourdir entre l’Autriche, l’Angleterre et tous nos ennemis. Beauvau ajoutait (et c’était vrai) qu’à sa connaissance, Camas avait rapporté les plus fâcheuses appréciations sur l’état de l’armée et de l’administration françaises, et qu’on se plaisait au Rheinsberg à ne parler de la France qu’en termes dédaigneux et presque outrageans. Voltaire qui avait bien sur la conscience le péché d’avoir prêté l’oreille à quelques propos de ce genre, n’osait pas contredire. Valori, plus réservé, se bornait à penser qu’on avait affaire à un ambitieux, prêt à se tourner du côté qui lui offrirait le plus d’avantage. « Vous avez raison, dit enfin Voltaire, il tentera je ne sais quelle aventure, et puis s’il échoue, eh bien ! il se refera philosophe[2]. »


Duc DE BROGLIE.

  1. Correspondance générale. Frédéric à Jordan, 28 novembre 1740.
  2. Valori à Amelot, 2 décembre 1740.