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première séance le 28 mai 1849, un des auteurs de la révolution de février, celui dont l’alliance avait brisé la popularité de Lamartine, Ledru-Rollin, allait disparaître de la scène politique et n’y jamais remonter. C’était le petit-fils du fameux Comus, dont le vrai nom était Ledru, et qui fut, en son temps, un célèbre prestidigitateur. Son descendant fut moins habile et ne sut pas en temps opportun escamoter la muscade du pouvoir. A. distance et à travers le souvenir, il est impossible de comprendre l’influence que Ledru-Rollin exerça. C’était une sorte de bellâtre, coiffé en coup de vent, portant la tête de trois quarts, avec de grosses joues bouffies et des pâleurs subites qui dénonçaient un cœur peu sûr de lui. Il était vide et sonore ; ses discours pleins de redondance sentaient la rhétorique ; rien de fin, rien d’ingénieux, rien de grand. La phrase même était peu correcte ; il faisait de l’éloquence comme une grosse caisse fait de la musique. En lui nulle distinction de race, nulle distinction acquise ; il était commun, et la boursouflure de son esprit semblait avoir envahi son corps. Après 1848, il faillit être dictateur ; on tremble en pensant à ce que serait devenue la France sous un si pauvre homme. Il ne suffit pas d’être gros pour être fort, et Ledru-Rollin était faible de toute façon, par le cerveau, par le talent, par le caractère. Nul plus que lui ne justifia la parole de Stuart Mill : « La tendance du gouvernement représentatif incline à la médiocrité. » En 1849, cinq départemens lui conférèrent le mandat de député ; ébloui de ce succès, il s’imagina qu’il n’avait qu’à étendre la main pour saisir le pouvoir. Tout de suite il entama la lutte, il voulut se faire élire président de l’assemblée et fut battu par Dupin, un vieux renard auquel la malice ne manquait point. La France était alors engagée dans l’expédition de Rome ; Ledru-Rollin ne vit là qu’une occasion de protester ; comme tous les Tarquins politiques qui oublient volontiers qu’ils ont souvent essayé de violer Lucrèce, il cria au viol de la constitution ; — on ne l’écouta guère ; il proposa de mettre les ministres en accusation, et obtint 8 voix contre 377. Il était acculé par son parti, auquel il avait fait des promesses, et, se sentant fourvoyé, il voulut tenter un appel aux armes auquel on ne répondit pas. Le 13 juin, il ramassa au Palais-Royal quelques artilleurs de la garde nationale ; il entraîna Guinard, nature étourdie et chevaleresque, s’empara du Conservatoire des arts et métiers, fit des proclamations ampoulées et eut tout juste le temps de se sauver par un vasistas, d’où il ne dégagea sa rotondité qu’à grand’peine. Il put se cacher et fuir en Angleterre, où il se mêla à des conspirations régicides qu’il aurait toujours dû ignorer. Il est rentré en France après 1870 ; il y est mort ; on l’a enterré au Père-Lachaise et on a dressé une statue sur son tombeau ; ce marbre est tout ce qui restera de lui.