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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/355

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fort peu de troupes ; encore cette petite armée s’égrena-t-elle bien vite. En voyant la tournure que prenaient les choses, les plus avisés firent défection après quelques semaines et revinrent se jeter aux pieds du tsar.

Pierre avait accueilli la nouvelle de la trahison de Mazeppa avec stupeur d’abord, puis avec un de ces accès de colère qui faisaient tout trembler autour de lui. Il marcha sur Batourine, lança ses soldats sur le château et le réduisit en cendres. Les ruines qu’on voit aujourd’hui à cette place sont les restes d’une reconstruction postérieure. Les proclamations du tsar, plus habiles que celles de l’hetman, promirent aux Petits-Russiens fidèles l’émancipation sociale, la déchéance de tous les droits féodaux. En même temps, le clergé s’assemblait dans les églises d’Ukraine pour excommunier le rebelle « qui voulait livrer le peuple chrétien aux infidèles polonais. » Dans la cathédrale de Glouchof, en présence du tsar, l’archevêque de Kief fulmina l’anathème sous le portrait de Mazeppa ; le bourreau descendit cette effigie avec une corde et la hissa sur une potence. Aujourd’hui encore, on petit revoir un vestige de cette scène, dans une cérémonie qui n’est pas sans grandeur. Chaque année, un jour revient où, dans toutes les cathédrales orthodoxes, le peuple russe maudit le nom de Mazeppa. Le premier dimanche de carême, « le dimanche des anathèmes, » l’officiant s’avance vers les fidèles et voue aux malédictions de la sainte Russie tous les grands rebelles du passé, Dmitri l’imposteur, Stenka Razine, Mazeppa, Pougatchef ; après avoir épuisé la kyrielle infâme, il répète trois fois la sentence d’excommunication. Mais la malédiction s’arrête aux portes des églises de Petite-Russie, bâties par Mazeppa sous l’invocation de son patron ; un touchant sentiment de gratitude y fait omettre son nom dans la litanie des réprouvés. — Tandis qu’il prenait ces mesures contre le traître, Pierre rappelait d’exil et réintégrait dans leurs biens les familles des martyrs, Kotchoubey et Iskra ; dans la laure de Kief, où reposent leurs dépouilles, on gravait sur leurs tombes une épitaphe réparatrice. Après avoir frappé l’imagination du peuple par cette mise en scène et fait élire un nouvel hetman, le tsar regagna ses quartiers à Lébédine ; de nombreux suspects du parti de Mazeppa furent mis à mort dans cette petite ville. Les deux armées passèrent l’hiver en présence, les Suédois, appuyés à la Desna, les Russes à cheval sur le Psiol. Ce terrible hiver de 1709 diminua de moitié les troupes de Charles XII. Dans les vastes champs de blé qui dominent la vallée du Psiol, j’ai vu bien souvent la charrue des laboureurs arrêtée par ces tertres funéraires que le peuple russe appelle des kourganes ; si l’on défonçait ces buttes, on y trouverait dormant côte à côte les os des Kosaks