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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/378

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grecque au fond. Cette question, intéressante par elle-même, le devient encore plus parce qu’elle sert à résoudre un problème d’histoire assez important, dont il faut que nous disions un mot.

On sait que les armées de Justinien, conduites par de grands généraux, Bélisaire et Narsès, arrachèrent pour quelque temps l’Italie aux barbares, et que même après qu’elles eurent perdu la plus grande partie de leurs conquêtes, elles gardèrent les pays du Midi et s’y établirent pour plusieurs siècles. À ce moment, la Grande-Grèce redevient ce qu’elle était mille ans auparavant ; elle se détourne de Rome et reprend l’habitude de regarder du côté de l’Orient ; elle se remet à parler son ancienne langue, elle fournit, comme autrefois, à la littérature grecque des historiens, des poètes, des écrivains distingués. Pour expliquer ce qui semble un réveil de l’hellénisme dans ces contrées, il s’est formé une théorie qui paraît d’abord très séduisante, et que Niebuhr a autorisée en l’adoptant. On a tort, dit-on, de prétendre que la Calabre est redevenue grecque sous les Byzantins : elle n’avait jamais cessé de l’être. Depuis le VIIIe siècle avant notre ère que les vaisseaux achéens ou doriens abordèrent sur ces rivages, on y a toujours parlé grec. La domination romaine a glissé sur elle sans l’entamer ; entre l’époque de Pythagore ou d’Archytas et celle des exarques et des catapans il n’y a pas eu d’interruption ; ce qu’on regarde comme un réveil de l’hellénisme au moyen âge est tout simplement la suite naturelle d’une civilisation antérieure. « Cet hellénisme a donc vécu pendant vingt siècles d’une vie entièrement indépendante, sans rien emprunter au monde byzantin ; il possède ainsi une antiquité et une noblesse qui le rendent bien supérieur à celui de la Grèce, dégénérée par la longue et déprimante domination d’un césarisme bâtard. »

Il est naturel que les savans du pays aient adopté très volontiers et qu’ils défendent avec passion un système qui flatte singulièrement leur orgueil national. Par malheur, il ne soutient pas l’examen, et l’histoire lui est tout à fait contraire. C’est ce que prouve M. Lenormant dans une des parties les plus intéressantes et les plus nouvelles de son ouvrage. Il montre que, sous la domination romaine, le pays était devenu tout à fait romain. On y parlait latin quelques années avant l’arrivée de Bélisaire, lorsque Cassiodore vint se fixer dans la ville de Scylacium (aujourd’hui Squillace) pour y finir ses jours. Le monastère qu’il y fonda était établi sur le modèle de ceux de saint Benoît ; les églises de la contrée suivaient le rit romain, les évêques étaient soumis à celui de Rome. La Grèce ne semblait être dans le pays qu’un souvenir effacé. Quelque temps après, tout est changé. La ville a pris un nom grec, elle s’appelle Skyllax ; les églises relèvent du patriarche de Constantinople ; à la place du monastère de Cassiodore, qui est détruit, on en a bâti un autre, qui est dédié à