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et à moitié brûlé. Le pâtre qui les garde a l’air aussi sauvage qu’elles ; avec la peau de mouton ou de chèvre jetée sur ses épaules, et sa longue houlette, dont la forme est celle de la crosse de nos évêques, on croirait voir le Lacon ou le Comatas de Théocrite. Dans les vers de ce poète, les bergers des flancs de la Sila ont la même apparence farouche. Debout, au sommet d’une crête, j’en remarque un qui dessine son profil sur l’azur du ciel dans une attitude fière et naturellement noble qui rappelle la sculpture ancienne. Entouré de ses chèvres, il tire d’une sorte de chalumeau grossier des mélodies d’un accent étrange et mélancolique ; jouant pour lui-même et absorbé par sa propre musique, il semble ne rien voir autour de lui, et le train passe sans qu’il retourne la tête pour le regarder. » M. Lenormant ne nous dit pas si les femmes de la Grande-Grèce sont aussi belles que du temps où Zeuxis choisit, entre toutes les filles de Crotone, cinq jeunes vierges qui devaient lui servir de modèles pour son tableau d’Hélène, mais il remarque quelque part qu’elles s’en vont portant des fardeaux sur leur tête « avec l’harmonieuse attitude et la fière allure des canéphores antiques. » Les rapprochemens avec l’antiquité grecque reviennent à l’esprit partout dans ce pays qui est resté grec si longtemps et il est difficile de s’y soustraire. Je me souviens qu’un jour je rencontrai, aux environs de Pompéi, sur la route de Nocera, deux paysans presque nus, coiffés de ce chapeau de paille pointu que les sculpteurs anciens placent sur la tête de Mercure. Ils marchaient l’un devant l’autre et tenaient chacun sur l’épaule l’extrémité d’un bâton d’où pendait une cruche pleine d’eau. Je songeai aussitôt à une petite terre cuite dont on trouve plusieurs exemplaires dans les ruines des cités antiques, et qui servait, dit-on, d’enseigne à des marchands. C’étaient les mêmes personnages, les mêmes costumes, les mêmes attitudes : il me sembla voir le bas-relief qui marchait.

Faut-il aller plus loin ? Peut-on savoir s’il reste quelque chose qui rappelle la Grèce, non-seulement dans certains usages des habitans, mais dans leur esprit et leur caractère ? Ce malheureux pays a été visité par tant de peuples étrangers, le sang et la race y sont si mêlés qu’il est peut-être téméraire de vouloir remonter si haut. Je me suis pourtant demandé plus d’une fois s’il ne tenait pas des Grecs cet esprit de particularisme étroit, ces jalousies et ces haines de clocher qui le divisent encore. On a vu combien les villes grecques se détestaient entre elles et avec quelle cruauté elles se traitaient les unes les autres, quand elles étaient victorieuses. Sybaris rasa la ville ionienne de Siris et en massacra les habitans, elle fut à son tour impitoyablement détruite par les Crotoniates. De même, au moyen âge, les gens de Tursi, une petite ville de la Calabre, ayant