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flexibilités et des ondulations de couleuvre ; sa voix, déshonorée par un accent bas-normand insupportable, était plus que caressante, et dans ses yeux, de couleur indécise et qui, selon les angles de lumière, semblaient verts, gris ou bleus, il y avait une sorte de supplication perpétuelle. Delaunay adorait cette femme, qui ne se souciait guère de lui, qui courait les aventures, et que rien n’assouvissait. Elle était la proie d’une des formes de la grande névrose qui ravage les anémiques. Atteinte de nymphomanie et de prodigalité maniaque, elle était bien peu responsable et, comme on ne la soignait que par les bons conseils, elle ne guérissait pas. Accablée de dettes, poursuivie par ses créanciers, battue par ses amans, pour lesquels elle volait son mari, elle fut prise d’un accès de désespoir et s’empoisonna. Elle laissait derrière elle une petite fille, que Delaunay résolut d’élever de son mieux ; mais le pauvre homme, ruiné, épuisant ses ressources sans parvenir à payer les dettes de sa femme, montré au doigt, dégoûté de la vie à son tour, fabriqua lui-même du cyanure de potassium et alla rejoindre celle dont la perte l’avait laissé inconsolable. — Ce fut ce drame intime, joué à quatre ou cinq personnages dans une obscure bourgade, que Bouilhet proposa à Flaubert, que celui-ci accepta avec empressement et qui est devenu Madame Bovary. Il est certain que jamais Flaubert n’aurait pensé à écrire ce roman si l’exécution de la Tentation de saint Antoine l’eût satisfait.

Je retournai à Paris, où Flaubert devait me rejoindre deux ou trois jours avant notre départ et où les occupations ne me manquaient pas. Je voulais que notre voyage fût entouré de toutes les facilités possibles, et j’avais demandé au gouvernement de nous confier une mission qui nous servirait de recommandation près des agens diplomatiques et commerciaux que la France entretient en Orient. Ai-je besoin de dire que cette mission devait être et a été absolument gratuite ? Elle ne nous fut pas refusée. Gustave Flaubert, — il m’est difficile de ne pas sourire, — fut chargé par le ministère de l’agriculture et du commerce de recueillir, dans les différens ports et aux divers points de réunion des caravanes, les renseignemens qu’il lui semblerait utile de communiquer aux chambres de commerce. Je fus mieux partagé ; j’obtins une mission du ministère de l’instruction publique, où je connaissais François Génin, qui alors était directeur de la division des sciences et des lettres. Ses travaux de philologie, sa traduction de la Chanson de Roland, lui ont valu de la réputation. C’était un homme d’un esprit redoutable, fort instruit, grand fouilleur de vieux livres, et qui excellait à démasquer les plagiaires. De Courchamps[1], l’auteur des Souvenirs de la marquise

  1. Le véritable nom de l’auteur des Souvenirs de la marquise de Créqui, 7 vol. in-8o, 1834-1835, est Causen, se disant comte de Courchamps.