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Leibniz a beau s’extasier devant ces « égalités ou conservations merveilleuses de force qui marquent non-seulement la constance, mais la perfection de l’auteur ; » on songe involontairement ici, malgré le génie de Leibniz, à ce qu’un autre penseur encore plus profond appelait notre étonnement stupide en face de prétendues finalités qui s’expliquent par la nécessité la plus brutale. Et, en effet, en quoi le monde est-il plus beau et surtout plus moral parce qu’on n’y peut rien créer, rien produire de vraiment nouveau, parce que la force gagnée par l’un est nécessairement perdue par l’autre, parce que la vie de celui-ci est la mort de celui-là, parce que le monde, en un mot, se dévore incessamment lui-même ? Rien ne vient de rien, est-ce là une merveille si digne d’admiration ? Ce qui serait merveilleux, beau, et surtout bon dans certaines occasions, ce serait que quelque chose vînt de rien. Une personne que j’aime roule dans un précipice et meurt sous mes yeux sans que je puisse créer un atome de force qui permette à mon bras de la sauver : est-ce le moment de tomber à genoux devant la « perfection « et la « bonté » du suprême artiste ? En moi-même, je ne puis davantage créer la moindre force vraiment nouvelle, dont j’aurais besoin à un moment donné pour triompher de tel ou tel penchant inférieur : est-ce là encore une perfection morale, une preuve de liberté, ou n’est-ce pas plutôt une preuve de nécessité ? Qu’y a-t-il donc de beau à ce que la nature soit au fond radicalement stérile et obligée de se répéter sans cesse ? Depuis combien de milliards de siècles toutes ces étoiles qui nous paraissent si belles tournent-elles dans le même cercle avec une uniformité plus machinale encore que celle de l’animal à son manège ? Eadem sunt omnia semper. Partout la même matière avec sa pauvreté d’élémens, partout les mêmes substances et les mêmes combinaisons chimiques, le même combat aveugle de molécules, la même tempête éternelle où tourbillonnent les formes de la matière, peut-être aussi les mêmes plaisirs toujours avortés et les mêmes souffrances toujours renaissantes. Les cieux ne racontent qu’impuissance et monotonie.

Aussi n’est-il pas incompréhensible que quelques philosophes ou savans aient rêvé d’atteindre, sinon l’essence même des choses, du moins leur loi fondamentale. Peut-être n’y a-t-il pas dans la nature, au moins sous tous les rapports, cette infinité qui émerveillait les Pascal et les Leibniz. Si elle existe dans la quantité (espace, temps et nombre), peut-être n’existe-t-elle pas dans la qualité. Il y a seulement une soixantaine de corps simples en apparence que la science décomposera sans doute un jour. Qui sait si un moment ne viendra pas où nous connaîtrons le vrai et unique élément simple ?

Il nous resterait encore, sans doute, bien des choses à connaître, et l’expérience serait toujours nécessaire pour le détail des faits, mais