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lettres de son intimité, comme son bibliothécaire Jordan et le mathématicien Maupertuis ; il les plaisantait même sans pitié sur l’inquiétude que leur causait le bruit des armes, inaccoutumé pour leurs oreilles. Des correspondances très bien organisées informaient aussitôt l’Europe, et surtout Paris, qu’un accueil enthousiaste lui était fait partout. Voltaire (qui recevait de première main tous les détails) ne manquait pas de les répandre en les habillant à sa façon de ce tour de piquante et agréable poésie qui se gravait dans toutes les mémoires. — « Dites-nous, demandait-il au chambellan Kayserling, dans une lettre en vers qui n’était pas assurément à l’adresse d’un seul lecteur,

Aimable adjudant d’un grand roi,
Et du Dieu de la poésie,
Sur mon héros instruisez-moi.
Que fait-il dans la Silésie ?
Il fait tout : il se fait aimer.
……….
Sitôt que Frédéric parut
Dans la Silésie étonnée,
Vers lui, tout un peuple accourut
En bénissant sa destinée.
Il prit les filles par la main,
Il caressa le citadin,
Il flatta la sottise altière
De celui qui, dans sa chaumière,
Se dit issu de Witikind.
Aux huguenots il fit accroire
Qu’il était bon luthérien.
Au papiste, à l’ignatien,
Il dit qu’un jour il pourrait bien
Lui faire en secret quelque bien,
Et croire même au purgatoire.
Il dit, et chaque citoyen
A sa santé s’en alla boire.
Ils criaient tous à haute voix :
« Vivons et buvons sous ses lois[1].


Et comme cette idylle courait chance d’être démentie par certains incidens meurtriers dont étaient chaque jour victimes les partis prussiens qui s’aventuraient isolément à travers les montagnes, et dans lesquels Frédéric lui-même faillit plusieurs fois se trouver pris, il fut entendu que les paysans qu’on trouvait armés pour la défense du sol national étaient des espions et des spadassins soudoyés par l’Autriche. Frédéric prétendit même sérieusement qu’un d’entre

  1. Correspondance de Voltaire. — Voltaire à Frédéric, 28 janvier 1741.