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qu’il aura en moi un allié reconnaissant. Les Anglais ont eu des alliés, mais c’est toujours avec leur éternel refrain sur l’ambition de la France et son envie de dominer l’Europe, et qui, je vous prie, le veut plus qu’eux, et avec plus de hauteur ? .. Au moins peut-on dire que, si c’est le dessein de la France, elle s’y achemine avec des façons qui ne sont pas rebutantes. » Puis, passant tout de suite au plan d’exécution : « Du moment » dit-il, que je sais les intentions du roi en faveur de l’électeur de Bavière, il n’y a qu’à prendre une carte et à tracer avec un crayon ce qui doit lui convenir, et je réponds quasi sur ma tête qu’il l’aura. » Mais, tout en se montrant disposé à aller vite en besogne, il n’en insistait pas moins sur la nécessité de garder quelque temps encore l’alliance secrète pour se donner le temps de faire ses préparatifs. Valori entra dans sa pensée, qui pouvait aussi convenir aux allures méticuleuses du cardinal et offrit (c’est son expression), de jouer la comédie et de quitter le camp avec l’air renfrogné d’un homme mécontent qui n’a rien pu obtenir de ce qu’il venait chercher. « Ah ! faites cela, s’écria avec transport Frédéric, et tâchez que cela revienne à Brackel (le ministre de Russie). »

Puis, pour mieux cacher le jeu, il garda Valori à dîner, et pendant tout le repas, le cribla de railleries piquantes sur l’état de la France et le caractère de ses habitans. Le Français, assez mal à l’aise, trouvait par momens que la plaisanterie allait un peu loin. Il se borna pourtant à répondre avec déférence qu’il ne pouvait comprendre d’où venait au prince tant d’éloignement pour une nation qui ne parlait de lui qu’avec admiration. En se levant de table, Frédéric lui tendit la main. « Sans rancune, n’est-ce pas, dit-il, monsieur le marquis ? » — Valori s’inclina, et, rentrant pour faire sa dépêche, il poussa la précaution jusqu’à mettre en chiffres toute la partie confidentielle de l’entretien, tandis qu’il écrivait au clair, d’un ton sérieux, le récit de la petite comédie où il croyait précisément avoir été seul à jouer un rôle[1].

C’était bien une comédie, en effet, mais en avait-il eu tout le secret ? Qui peut le savoir ? Frédéric le savait-il lui-même ? Et qui voulait-il tromper encore, lorsque huit jours plus tara ! , à peine Valori parti et après lui avoir répété à plusieurs reprises que l’affaire était faite et qu’il n’avait plus aucun changement à demander, il écrivait à son ministre à Londres : « Travaillez de toutes vos forces pour détacher le roi de la Grande-Bretagne de la cabale… et pour l’attacher véritablement à nos intérêts, qui ne sauraient être

  1. Valori à Amelot, 18 mars 1741. — (Correspondance de Prusse, ministère des affaires étrangères.)