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professionnelles qui pouvaient lui assurer une position de contre-maître dans quelque grande industrie ; l’outil lui fit horreur. C’était le temps de la guerre d’indépendance en Grèce ; il partit, débarqua à Patras et s’engagea dans le corps des philhellènes. On lui donna pour nourriture une galette peu cuite et du fromage de chèvre. Il trouva la pitance trop maigre, le pays lui parut pauvre ; il passa aux Égyptiens, que commandait Ibrahim-Pacha. Il savait l’anglais, apprit rapidement l’arabe, avait un talent de dessinateur hors ligne et sut se rendre utile. Il crut son avenir assuré, voulut écarter tout obstacle de sa route pour viser au plus haut, se fit musulman et adopta le nom d’Edris-Effendi. Lorsque l’intervention française eut chassé les Ottomans de la Morée, Edris-Effendi suivit l’armée d’Ibrahim. Il fut envoyé à Syout pour y remplir je ne sais plus quelle fonction. Il entra en lutte contre le pacha gouverneur de la Haute-Égypte, qui voulut le faire emprisonner. Edris se réclama de sa qualité de Français ; le pacha lui répondit : « En te faisant musulman, tu as renoncé au bénéfice de ta nationalité ; » et il le condamna à recevoir la bastonnade. Edris, qui était vigoureux, se défendit avec une énergie désespérée ; il fut terrassée, maintenu : on frappa sur lui au hasard, il eut un bras brisé et la mâchoire fracassée. De ce moment, son existence en Égypte devint errante. Vivant au jour le jour, faisant des fouilles, dessinant les temples, aidant les ingénieurs, passant des mois entiers sous la tente des Arabes Ababdehs, accompagnant les voyageurs, il subit les alternatives de la misère et du bien-être. Un beau jour, il reparut au Caire avec une somme rondelette et quelques bijoux qu’il vendit ; on prétendit, un peu légèrement, qu’il s’était défait, avec opportunité, d’un touriste anglais qu’il escortait dans les ruines de Thèbes. C’était un être farouche, toujours retombé en lui-même ; je ne me souviens pas de l’avoir jamais vu rire. Il avait sur le droit de propriété des notions particulières que je pus apprécier par une confidence qu’il me fit, un soir, sur la promenade de l’Esbekyeh. — Je rappellerai qu’en 1849 le chemin de fer de Suez à Alexandrie n’existait pas encore et que le trajet entre les deux villes se faisait par caravane. — Après une longue causerie, au cours de laquelle Edris-Effendi s’était plaint de sa destinée, il me dit : « Je n’ai jamais eu de bonheur ; j’ai touché la fortune de la main, et quelle fortune ! Un misérable accident m’a ruiné et repoussé dans mes bas-fonds. L’opération était simple et d’un succès assuré. Deux fois par mois la malle des Indes débarque à Alexandrie et est transportée à Suez. Une cinquantaine de chameaux, escortés d’une égale quantité de Barbarins, suffisent au transbordement. Nulle force armée ne les protège, si ce n’est les quatre cawas du consulat anglais. La malle qui vient d’Angleterre contient toujours, non-seulement des lettres et des papiers de commerce, mais