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silencieusement l’un près de l’autre ; tout à coup il s’appuya contre un arbre, la tête dans ses mains, sanglotant et répétant : « Sept millions ! pour une noix ! » Edris-Effendi est revenu en France ; on a tenté de le mettre dans le chemin où l’on marche droit, et l’on a dû y renoncer. La lecture des Treize de Balzac lui avait tourné la tête ; il passait son temps à imaginer des associations mystérieuses dont il serait le chef, associations qui l’enrichiraient et le conduiraient aux situations qu’il avait rêvées ; il est mort à la peine, très âgé, incorrigible et misérable. Les hommes de cette trempe et de cette énergie sont rares ; nulle ambition ne doit leur être interdite, mais leurs efforts sont d’avance frappés de stérilité, car ils dédaignent, comme indignes d’eux, la persévérance, le travail, l’épargne, la probité ; ils ne croient qu’au hasard, qu’à la chance, comme ils disent, et ils n’arrivent à rien, sinon à la déconsidération et quelquefois au crime. Lorsque l’on prend un faux élan pour franchir un fossé, on y tombe, on y reste et souvent on y meurt.

Gustave Flaubert, qui toujours et partout était à la recherche du comique, avait découvert un homme dont il s’était engoué avec la passion que comportait sa nature. Cet homme n’était autre qu’un akim-bachi, médecin-major, Français d’origine, ancien officier de santé, nommé Chamas, et qui, comme tant d’autres, avait été ramassé par Clot-Bey lorsque celui-ci avait organisé, vaille que vaille, le service sanitaire de l’armée égyptienne. Ce Chamas était un pauvre hère, d’une ignorance invraisemblable, incapable de distinguer une fracture d’un rhume de cerveau et célèbre par une aventure qui n’était point à son honneur. Le soir de la bataille de Nézib, lorsque déjà le combat avait cessé, il avisa dans le camp d’Ibrahim-Pacha, auprès des ambulances, un prisonnier turc qui faisait la prière du mogreb (prière faite au coucher du soleil). Chamas s’élança vers lui et lui cria : « Misérable, rends-toi ! » Le Turc le regarda d’un air ahuri, et Chamas lui fendit la tête d’un coup de sabre. Puis il alla raconter ce haut fait à Ibrahim-Pacha, qui, pour toute récompense, lui cassa son tchibouck sur la figure. Qu’avait donc ce Chamas pour plaire à Gustave ? Il faisait des tragédies. Flaubert ne se tenait pas de joie ; il allait chez Chamas, il m’amenait Chamas, il invitait Chamas à dîner : Chamas et lui ne se quittaient plus. Les tragédies étaient un ramassis de situations biscornues, de dialogues insensés, de vers idiots : plus les vers étaient mauvais, plus les situations étaient sottes, plus Flaubert applaudissait, et plus Chamas se rengorgeait ; lui aussi, comme le Dieu de Copernic ; il avait enfin trouvé « un contemplateur de ses œuvres. » Il fallut subir une lecture, je m’y résignai : Abd-el-Kader, tragédie en cinq actes. C’est l’histoire du traité de la Tafna. Abd-el-Kader harangue ses soldats et leur dit :