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partibus, car si l’école avait deux ou trois professeurs, elle n’avait pas d’élève. Jamais, chez aucun homme, je n’ai rencontré un si ample cerveau, une indulgence plus féconde, une telle compréhension des sentimens d’autrui, une clarté d’enseignement plus extraordinaire, une aspiration vers le bien plus constante. Sa parole lucide, imagée et néanmoins précise, jetait des lueurs au fond des problèmes les plus obscurs et, par une étrange contradiction, il ne pouvait écrire ; dès qu’il prenait la plume, l’expression devenait confuse et sa pensée se perdait dans les nuages dont il ne parvenait jamais à la dégager. Les deux ou trois opuscules qu’il a publiés sur des questions philosophiques sont presque incompréhensibles et rappellent l’Apocalypse. Pour lui, le saint-simonisme était une religion, la religion type vers laquelle l’humanité serait fatalement entraînée, et Enfantin, — le Père, — était depuis saint Paul le plus grand apôtre qui eût été donné à la terre. Avec sa barbe déjà grisonnante, ses yeux d’une douceur infinie, son sourire spirituel et bienveillant, son corps vigoureux, quoique d’une taille un peu courte, avec sa passion pour les discussions et les causeries sérieuses, il rappelait les paladins de la scolastique qui allaient offrir à tout venant la bataille dans le champ clos des syllogismes. Pendant mon second séjour au Caire, lorsque je revins de Nubie, je reçus de France des nouvelles qui m’accablèrent. Je ne puis dire de quel secours me fut Lambert, qui écouta mes confidences ; je ne puis dire avec quelle délicatesse, quel art merveilleux, quelle science de l’âme humaine il pansa mes blessures et me rendit le courage en présence d’un malheur dont j’étais la cause indirecte et qu’il m’était impossible de réparer. Je ne fais que noter l’heure de ma rencontre avec lui ; je le retrouverai. Il quitta l’Égypte, il rentra à Paris avant que j’y fusse revenu, et c’est lui qui me mit en relation avec les débris de la famille saint-simonienne encore groupée autour du père Enfantin. Lambert avait promptement remarqué que nous avions l’esprit curieux et que ni Flaubert ni moi nous ne voyagions comme des touristes désœuvrés qui voyagent pour avoir voyagé ; il avait compris que nous ne cherchions qu’à nous instruire et il nous y aida. Il nous recommanda un Arabe nommé Khalil-Effendi, qui avait fait son éducation en France, et qui alors battait les rues du Caire sans trouver à s’occuper. L’histoire de cet homme est instructive et montrera comment on pratiquait la régénération de l’Égypte. Il avait été envoyé à Paris, vers l’âge de douze ans, aux frais du vice-roi ; il avait fait quelques études dans un collège ; il avait ensuite suivi simultanément les cours de l’École polytechnique et les cours de l’École de droit ; puis on l’avait dirigé sur Lyon, où il dut apprendre le commerce et le tissage de la soie. Lorsqu’il revint au Caire, il avait