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halent le bateau ; quand on est parvenu au point extrême du voyage, — pour nous ce fut Wadi halfa, frontière de la Nubie inférieure et de la Nubie supérieure, — on démonte les antennes, on abat les mâts, on enfonce les tolets dans les bastingages, on arme les avirons et on descend le fleuve en ramant. Dix hommes sont debout, cinq à tribord, cinq à bâbord ; chacun tient en main un aviron de dix-huit pieds de long ; le chef de nage chante sur un mode très lent : Cheick Mohammed an’nabi ; tous les matelots reprennent en chœur, et les avirons tombent dans l’eau en même temps. Je me rappelle cet air, je me rappelle le bruit des rames battant le Nil, et il me semble respirer encore le parfum des palmiers en fleurs.

Le 4 février 1850, nous allâmes dîner et coucher au vieux Caire, chez Soliman-Pacha, et le lendemain nous montâmes à bord de nôtre cange, que nous ne devions plus quitter que le 25 juin. Je ne puis dire le sentiment d’allégement et de joie profonde que j’éprouvai lorsque, nos voiles se déployant comme les ailes d’un immense goéland, nous partîmes au bruit des tambourins que frappaient nos matelots en criant : Bismillah er-rahman er-rahym (Au nom de Dieu clément et miséricordieux !) J’étais ainsi au temps de ma jeunesse, et l’action seule du voyage était pour moi une ivresse exquise. Chateaubriand raconte qu’il a vu au Caire quelques soldats français qui étaient restés en Égypte après le départ de notre armée. « L’un d’eux, dit-il, grand jeune homme maigre et pâle, me contait que, quand il se trouvait seul dans les sables sur un chameau, il lui prenait des transports de joie dont il n’était pas maître. » Ce portrait pourrait être le mien. Ma famille, fixée depuis longtemps en France, est originaire d’Espagne, et il est de tradition parmi les miens que nous avons du sang arabe dans les veines. Je n’en serais pas surpris : la sensation délicieuse dont j’ai été pénétré toutes les fois que j’ai vécu sous la tente, que j’ai dormi sur le sable et sous le ciel, que je m’en suis allé dans l’inconnu comme un hadji à la recherche d’une Mecque idéale, n’est peut-être que le bonheur inconscient du retour à l’a vie des ancêtres. J’étais né voyageur ; si les incidens de mon existence ne m’avaient retenu à Paris vers ma trentième année, il est probable que, libre et seul comme je l’étais, je me serais jeté dans le continent africain et que, moi aussi, j’aurais eu ma folie des sources du Nil. Au seuil de la vieillesse, me retournant pour regarder les jours écoulés, je regrette de n’avoir pas bu au Zambèze, au Niger, au Congo, je jalouse Stanley, et j’envie la mort de Livingstone.

Gustave Flaubert n’avait rien de mon exaltation, il était calme et vivait en lui-même. Le mouvement, l’action, lui étaient antipathiques. Il eût aimé à voyager, s’il eût pu, couché sur un divan et ne bougeant pas, voir les paysages, les ruines et les cités passer