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d’un rhumatisme intercostal et ne respirait que péniblement. Son docteur l’avait traité sans délai ; on l’avait étendu sur le dos ; sur sa poitrine on avait appliqué une feuille de nopal, large raquette garnie de piquans ; sur la feuille on avait posé une planche que l’on avait frappée de trois vigoureux coups de marteau ; à chaque coup, on avait dit : « Au nom de Dieu clément et miséricordieux ! » Puis on avait enlevé la feuille et on l’avait suspendue au plafond à l’aide d’un fil ; lorsque le fil se brisera, le malade sera délivré de son mal. Le bonhomme était enchanté de son traitement et en attendait le plus grand bien. Il n’en faut pas rire : Mme de Sévigné enterrait les plantes qui avaient enveloppé sa jambe malade et croyait qu’elle serait guérie dès que les plantes commenceraient à pourrir. Ce genre de thérapeutique est à peu près le seul que l’on pratique en Orient : attouchemens d’un cheik, versets du Koran placés sur la partie malade, pratiques de la Kabbale, incantations et sortilèges, cela suffit à tous les maux.

De Marmariça à Smyrne, c’est la patrie du pavot rouge, c’est la région de l’opium. Les négocians européens qui s’imaginent recevoir la drogue précieuse à l’état de pureté sont dans l’erreur : jamais produit ne fut plus sophistiqué par les producteurs, par les intermédiaires, par les entreposeurs, par les expéditeurs. 20 kilogrammes d’opium recueillis entre Milassa et Guzhel-Hissar en représentent plus de 100 lorsqu’on les débarque à Trieste ou à Marseille. Les musulmans se mêlent peu de ce commerce, qui est presque exclusivement accaparé par les Grecs, par les Juifs et par des Européens déclassés, dont nous vîmes quelques échantillons sur notre route. L’un d’eux nous disait : il Je suis venu échouer ici, à Birkeh, après avoir dévoré par mes folies une fortune colossale, une fortune de plus de cent cinquante mille livres de rente. » L’homme qui nous parlait ainsi ressemblait à un charbonnier débarbouillé. Flaubert lui dit : « Eh ! mon Dieu ! comment avez-vous fait pour vous ruiner ? » Il poussa un soupir de regret, de remords et répondit en baissant les yeux : « J’avais un cheval de selle et un chien de chasse. » Un autre nous racontait qu’un membre de l’Institut de France lui avait volé une collection d’inscriptions grecques à l’aide desquelles il avait établi sa réputation ; un troisième nous expliquait qu’il recherchait les trésors que saint Louis avait enfouis pendant les croisades, — saint Louis en Asie-Mineure ! — qu’il ne les avait pas encore découverts, mais qu’il possédait des indications positives et qu’il était certain de les trouver bientôt. Ces rencontres m’étaient désagréables, mais nous ne pouvions guère les éviter, car, lorsque nous arrivions dans une ville, les pachas, les caïmacans nous envoyaient de préférence et par courtoisie loger chez nos compatriotes. Flaubert se divertissait a écouter ces histoires