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une bonté sans égale, qui avait pour moi ces attentions féminines que toute souffrance d’autrui développait comme un contraste dans sa forte nature, Flaubert me proposa de me lire à haute voix « un bon livre, » J’acceptai. Il avait découvert un cabinet de lecture dans la ville, il y courut et, quoique je le connusse bien, je restai surpris du roman qu’il avait choisi. — Je le donnerais en cent mille que l’on ne devinerait pas. Triomphalement il rapportait le Solitaire du vicomte d’Arlincourt. Le résultat fut tout autre que celui qu’il espérait. Cette lecture détermina un fou rire, et le retour de la fièvre. J’en revins au sulfate de quinine ; c’était moins gai, mais plus efficace.

Nous tournions le dos à la « barbarie » orientale et nous marchions vers la civilisation européenne. Cette civilisation était venue au-devant de nous ; nous la trouvâmes installée à Smyrne sous forme d’une troupe de comédiens français qui donnaient des représentations dans un petit théâtre récemment emménagé au milieu de deux ou trois maisons que, tant bien que mal, on avait réunies pour cet objet. — Que pouvaient valoir.les acteurs ? Je ne m’en souviens guère. Les spécimens de notre littérature dramatique offerts à l’admiration des Smyrniotes étaient de choix : Indiana et Charlemagne, la Seconde Année, Passé minuit. Les belles filles grecques, coiffées du tactikos ruisselant d’or, les bras chargés de bracelets en filigrane, se penchaient au rebord des loges, ouvrant leurs grands yeux, cherchant à comprendre et éclataient de rire quand un spectateur français riait. L’imprésario, qui se nommait d’Aigremont, vint nous voir et nous pria de le recommander à l’ambassadeur de France, lorsque nous serions à Constantinople. J’aurais voulu prendre la route de terre par la Troade et par la Bithynie, mais la fièvre m’avait trop fatigué. J’obéis aux conseils des médecins français établis à Smyme et, le 8 novembre, nous nous embarquâmes, à bord de l’Asia, du Lloyd autrichien., — Le 12, à sept heures du matin, nous entrions dans la Corne d’or et Stamboul se déroulait devant nous. Mon vieil ami Kosrew-Pacha n’y était plus, il avait été rejoindre les janissaires qu’il avait fait massacrer, mais le Bosphore était toujours admirable, le golfe de Nicomédie brillait sous le soleil, la pointe du Séraï était un bouquet de verdure, les muezzins chantaient l’heure de la prière sur la galerie des minarets, ; rien n’était changé, tout était beau, et nous avions de quoi occuper nos loisirs.


MAXIME DU CAMP.