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Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/688

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« qu’on ne ment jamais plus que pendant la guerre, après la chasse et à la veille d’une élection, » est-il bien démontré qu’à cet égard les conservateurs soient demeurés en reste avec les libéraux, qu’ils n’aient pas promis, eux aussi, des monts d’or à leurs électeurs ? Au lieu d’invoquer les petites et mauvaises raisons, il vaut mieux se rendre à l’évidence. En Allemagne comme en Prusse, toute élection est un vote de confiance ou de défiance envers le chancelier, et on peut affirmer que, si l’Allemagne continue de se fier sans réserve au génie qu’il déploie dans la conduite des affaires étrangères, elle croit un peu moins à son génie de financier et d’administrateur. Elle se sent déroutée par les incohérences de sa conduite, par cette politique d’essais, de tâtonnemens, d’impétueuses saillies suivies de reculs. Elle l’a vu s’attaquer successivement à deux des grandes puissances de ce monde, l’église catholique et les juifs, puis se raviser, offrir la paix au Vatican et désavouer vaguement cette agitation antisémite qu’il avait paru approuver. Elle ne sait plus à quoi s’en tenir ; elle se plaint qu’il y a du louche en cette affaire. On exige qu’elle ait la foi du centenier ou du charbonnier ; mais l’Allemand ne croit pas de léger. Sa bonhomie, vraie ou fausse, est toujours assaisonnée de sens critique ; il a l’habitude de raisonner sa vie, il se rend compte de tout ce qu’il fait. Il pourra se passer quelque temps encore de ministres responsables, mais il désire que ceux qu’on lui donne lui parlent quelquefois à cœur ouvert et à pleine bouche. Les Romains demandaient à leurs césars du pain et des combats de gladiateurs ; l’Allemand demande à ses maîtres la vie à bon marché et des explications, car les explications sont nécessaires à ses contentemens. Le mal est que M. de Bismarck n’aime pas à s’expliquer.

Ce n’est pas seulement le mystère de sa conduite qui chagrine les Allemands ; les desseins qu’il avoue, et sur lesquels il consent à s’expliquer, leur causent de vagues inquiétudes. On éprouva un certain étonnement quand on le vit tout à coup prendre en main, avec cette ardeur passionnée qu’il porte dans toutes ses entreprises, la cause des classes ouvrières et du petit peuple. On ne s’était jamais douté qu’il s’intéressât si vivement à leur sort ni qu’il y eût en lui un humanitaire, et cette sollicitude charitable dont il donne aujourd’hui tant de preuves semblait s’accorder mal avec son tempérament. Les grands politiques, d’humeur guerroyante et conquérante, ne passent pas pour être ménagers du sang des petits, ni soucieux de leur bonheur, ni sujets à des attendrissemens philanthropiques. Cependant il n’est plus permis d’en douter. M. de Bismarck a déclaré plus d’une fois qu’il avait une médiocre sympathie pour les classes moyennes, pour des banquiers, pour les avocats, « pour tous ces lis qui ne filent ni ne sèment ni ne labourent et qui ne laissent pas de fleurir. » En revanche,