Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/695

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

épouse, dit-on, toutes ses passions et happerait de grand cœur M. Richter. Il ne se doutait pas qu’un grand honneur allait lui échoir, que trois jours plus tard il obtiendrait plusieurs voix dans l’élection du président du Reichstag. En sortant de table, entre le café et le cigare, le chancelier se posta dans l’embrasure d’une fenêtre, et tous ses invités firent cercle autour de lui, retenant leur souffle, suspendus à ses lèvres. Il leur déclara en substance qu’il ne songeait point à se retirer, qu’il était toujours prêt à négocier, que s’il se trouvait quelque chef de parti, libéral ou catholique, dont le programme pût être agréé à la fois par l’empereur et par le Reichstag, il créerait volontiers pour lui une place de vice-chancelier avec 60,000 marks d’appointement, et que, cela fait, il ne demanderait pas mieux que de se renfermer dans la politique étrangère et dans le soin de veiller sur la paix extérieure. Quand ses convives prirent congé de lui, le prince dit au ministre de Bavière, M. de Lerchenfeld : « Prévenez votre compatriote, M. de Frankenstein, que j’entamerai prochainement des négociations avec lui. » La vocation de M. le baron de Frankenstein est évidemment de présider, puisqu’il est à la fois président de la chambre des seigneurs en Bavière, président du centre catholique et vice-président du Reichstag. Ce Franconien de haute taille, aux traits un peu durs et d’allure pesante, ne ressemble guère aux hobereaux autoritaires et gourmés du Nord. Il a des opinions libérales, des tendances presque démocratiques, mais son principe très arrêté est « que l’église ne saurait s’abaisser à être le porte-queue d’une bureaucratie subalterne. » Parviendra-t-il à s’entendre avec M. de Bismarck ? Il est impossible de le savoir, tant qu’ils n’ont pas conféré. L’entente est désirée au Vatican, on la désire aussi à la cour de Prusse ; mais pour qu’elle s’accomplisse, la modération ne suffit pas, il faut y joindre un peu de modestie, et quoique l’église pratique sans effort l’humilité du cœur, la modestie est la vertu qui lui coûte le plus.

Quoi qu’il en soit, M. de Bismarck n’a plus le choix de ses alliances. La légion des libéraux modérés, qui ne lui marchandaient pas leur concours, et avec l’aide desquels il a longtemps gouverné, n’est plus aujourd’hui qu’une escouade, et quant aux libéraux avancés, que pourrait-il en obtenir ? Quand il leur parle des besoins du pauvre homme, ils réclament l’abolition du pouvoir personnel ; quand il leur représente les pénuries de l’empire et la nécessité de lui procurer de nouvelles ressources, ils demandent qu’au préalable on leur donne un ministère responsable. Ils se prêteraient tout au plus à voter l’accroissement de l’impôt sur les boissons ; encore ne consentent-ils à imposer la bière que si l’eau-de-vie est imposée, et M. de Bismarck entend ménager l’eau-de-vie et ne s’attaquer qu’à la bière. « Si vous aviez fauché la dixième partie d’un pré, disait-il superbement à M. Lasker