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l’exaltation des autres. M. Gosselin avait trop de tact pour lever drapeau contre drapeau. Il y avait cependant bel et bien deux partis dans le jeune bataillon de ce Saint-Cyr ecclésiastique, les mystiques recevant la direction intime de M. Pinault et du portier Hanique, les « bons enfans » (c’était ainsi que nous nous appelions avec une modestie d’assez bon goût), recevant la direction plane, simple, droite, et tout bonnement chrétienne de M. Gosselin. Cette division perçait très peu chez les maîtres. Cependant le sage M. Gosselin, opposé à tous les excès, en suspicion contre les singularités et les nouveautés, fronçait le sourcil devant certaines bizarreries. Dans les récréations, il affectait une conversation gaie et presque profane en opposition avec les entretiens toujours exaltés de M. Pinault. Il avait peu d’égards pour le bonhomme Hanique et n’aimait pas qu’on parlât de lui avec admiration. Peut-être voyait-il, au point de vue de la correction hiérarchique, plus d’un inconvénient à ce qu’un concierge fût un trop grand docteur. Quelques livres qui étaient la lecture favorite des mystiques, tels que ceux de Marie d’Agreda, il les condamnait hautement et les interdisait.

Le cours de M. Pinault était la chose du monde la plus singulière. Il ne dissimulait pas son mépris pour les sciences qu’il enseignait et pour l’esprit humain en général. Quelquefois il s’endormait presque en faisant sa classe. Il détournait tout à fait ses adeptes de l’étude. Et pourtant il restait en lui des parties de l’esprit scientifique, qu’il n’avait pu détruire. Par momens, il avait des éclairs surprenans. Quelques leçons qu’il nous fit sur l’histoire naturelle ont été une des bases de ma pensée philosophique. Je lui dois beaucoup ; mais l’instinct d’apprendre qui est en moi et qui fera, j’espère, que j’apprendrai jusqu’à l’heure de ma mort, ne me permettait pas d’être de sa bande. Il m’aimait assez, mais ne cherchait pas à m’attirer. Son brûlant esprit d’apostolat s’indignait de mes paisibles allures, de mon goût pour la recherche. Un jour, il me trouva dans une allée du parc, assis sur un banc de pierre ; je me rappelle que je lisais le traité de Clarke sur l’Existence de Dieu. Selon mon habitude, j’étais enveloppé dans une épaisse houppelande. « Oh ! le cher petit trésor, dit-il en s’approchant. Mon Dieu, qu’il est donc joli là, si bien empaqueté ! Oh ! ne le dérangez pas. Voilà comme il sera toujours… Il étudiera, étudiera sans cesse, mais quand le soin des pauvres âmes le réclamera, il étudiera encore. Bien fourré dans sa houppelande, il dira à ceux qui viendront le trouver : Oh ! laissez-moi, laissez-moi. » Il s’aperçut bien que le trait avait porté juste. J’étais troublé, mais non converti. Voyant que je ne répondais rien, il me serra la main. « Ce sera un petit Gosselin, » dit-il avec une nuance légère d’ironie, et il me laissa continuer ma lecture.

Certes, M. Pinault était fort supérieur à M. Gosselin par la force