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main souple et sûre, il déroulait ce tissu d’événemens, ces épisodes multiples d’un vaste drame guerrier et politique, — opérations militaires embrassant l’Europe du Niémen au Tage, négociations d’une diplomatie altière, toujours prête à trancher les nœuds par l’épée, péripéties du blocus continental, actes de gouvernement intérieur, combinaisons financières, affaires religieuses. Tout se coordonnait et s’enchaînait au courant d’un récit qui, pour la première fois, faisait revivre dans son ensemble l’époque consulaire et impériale, qui, en définitive, avec l’Histoire de la Révolution française, reste le tableau le plus complet, le plus fidèle, le plus puissant de vingt-cinq années de vie nationale.

L’œuvre n’a point sans doute échappé aux contestations ardentes. Plus d’une fois M. Thiers a été accusé de trop se complaire aux spectacles de la force, d’être un esprit sans philosophie et sans critique, de subir la fascination de la fortune napoléonienne, de se montrer à tout propos le théoricien complaisant et léger des faits accomplis, de passer du vaincu au vainqueur, et, selon le mot de Lamartine, de « décerner les justices plutôt sur l’insuccès que sur l’immoralité des actes. » Il est vrai, M. Thiers n’a point l’étrange idée de diminuer ou d’avilir Napoléon en le jugeant ; il ne s’est jamais défendu de voir dans celui qu’il appelle « le plus grand des hommes » la France relevée, réorganisée, pacifiée avec elle-même, couverte de gloire avant d’être couverte de deuil. Est-ce à dire qu’il se méprenne sur les fautes et les excès de Napoléon, que la lumière morale soit absente de ses entraînans récits que tout se réduise à un culte banal des faits accomplis ? Lorsque l’historien raconte l’attentat de Vincennes, est-ce qu’on ne voit pas aussitôt le meurtre pesant sur le meurtrier prêt à ceindre le diadème et cette ombre se prolongeant sur le règne ? Lorsqu’il montre l’armée de Portugal arrêtée devant les lignes muettes et sombres de Torrès-Vedras ou lorsqu’il conduit l’armée asiatique de la guerre de Russie sur le Niémen, quand il décrit le rapt prémédité de la couronne espagnole et les violences exercées contre le pape, est ce que les faits simplement exposés ne parlent pas avec la plus saisissante éloquence ?

La moralité, elle se manifeste partout dans ces scènes pathétiques ou extraordinaires ; elle éclate d’elle-même dans cette armée de l’héroïque Masséna rétrogradant devant Wellington, dans cette armée de Moscou fuyant l’incendie pour périr dans les glaces, dans cette guerre d’Espagne sortant des perfidies de Bayonne, dans ce pape désarmé et puissant encore par sa faiblesse devant les déchaînemens de la force ; elle est dans l’essence même du drame, dans cette lutte du génie aux prises avec la nature des choses, acharné à la dompter et vaincu par elle. La moralité enfin, elle est dans cette démonstration perpétuelle, saisissante, des dangers, de l’impuissance du pouvoir