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oriental, de défense européenne, il la voyait se manifester, triompher, comme il l’avait toujours désiré, par l’alliance de la France et de l’Angleterre ; c’était pour lui une secrète satisfaction. Il espérait que l’alliance formée pour la guerre survivrait à la guerre, que l’empereur lui-même, par habitude ou par instinct, sinon par raison, maintiendrait l’œuvre de rapprochement entre les deux nations. « Il n’est pas loyal, disait M. Thiers, mais il sera fidèle. J’espère que l’alliance durera… Nos animosités mutuelles s’éteignent rapidement, elles sont noyées dans le sang versé pour une cause commune. Cette alliance est la seule garantie de l’Europe contre les dangers qui la menacent… La France et l’Angleterre unies peuvent tout ; ., si elles se séparent, chacun des deux pays s’apercevra bientôt que le temps est passé de sa plus grande puissance et de sa plus haute grandeur. Le déclin de chacun commencera… On ne doit pas douter de la sincérité de mon affection pour l’alliance anglaise, car je lui ai sacrifié les deux grands objets de ma vie, le pouvoir et la popularité. Je l’ai vue détruite par des hommes que j’aimais et admirais malgré leurs défauts, par Louis-Philippe et par lord Palmerston ; je l’ai vue rétablie par un homme que je hais et que je méprise… » M. Thiers, en sachant gré à l’empereur de ce qu’il faisait en Orient, ne le flattait pas. Il aimait l’ouvrage, il n’aimait pas l’auteur ; il se défiait surtout du lendemain de cette première campagne. Aux approches des conflits italiens, il avait de la peine à se contenir. Pour lui, entre l’affaire d’Orient et l’affaire d’Italie, il y avait la différence d’une guerre toute politique, utile pour notre influence, limitée dans son caractère et dans ses effets par l’alliance anglaise, et d’une guerre à demi révolutionnaire, qui lui apparaissait comme une déviation de la vraie politique française, comme un défi de l’esprit d’aventure. C’était son opinion.

Dès la première heure, M. Thiers était ardemment opposé à cette guerre, dont il pressentait les suites et qu’il voyait d’ailleurs s’engager dans des conditions qui l’affligeaient. Bien qu’étranger au gouvernement, à tout ce qui était officiel, il avait gardé des rapports personnels avec quelques-uns des serviteurs de l’empire, avec le comte Walewski, ministre des affaires étrangères, avec le maréchal Vaillant ; et il n’hésitait pas à profiter de ces rapports pour faire arriver ses impressions, ses opinions jusqu’aux Tuileries. Il passait un jour plusieurs heures à essayer de persuader le comte Walewski, qui, à la vérité, n’était pas le plus difficile à convaincre. Il épuisait tous les moyens. « J’ai fait, disait-il à la veille même des hostilités, j’ai fait le peu dont est capable un homme qui n’est rien dans son pays pour empêcher la guerre. Il n’y avait nul courage à cela, car il n’y avait nul danger ; mais il fallait de la persévérance pour continuer une lutte désespérée… Ce que fait notre maître est très