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un Traité sur l’escrime, conservé à la bibliothèque de la Madeleine, à Breslau.

À en juger d’après la traduction française du Traité des proportions du corps humain, Albert Dürer avait, la plume à la main, quelque peine à mettre de l’ordre dans ses idées. M. Narrey fait dans son livre la remarque suivante : « J’ai vu quelque part qu’on lui reconnaît aussi le talent d’écrivain. On prétend même qu’il a contribué à fixer la langue allemande ; mais c’est là une assertion que je ne peux admettre. Pour ses traités didactiques, il est certain que Pirkheimer y mettait la main, car ils diffèrent notablement, comme style et comme orthographe, de sa correspondance intime. Dans ses lettres à Pirkheimer, le même mot est écrit quelquefois de quatre ou cinq façons différentes, et l’on ne peut s’empêcher de rire à la vue de ses essais de versification. » Le philologue Pirkheimer, qui rédigeait une Histoire de l’Allemagne, éditait la cosmographie de Ptolémée et commentait les sermons de Grégoire de Nazianze, l’un de ces admirables savans, comme les Budé, les Thomas Morus, les Colet, les Louis Vivès, les Alciat, les Sadolet, les Mélanchthon, qui, sous le coup de fouet de leur maître Érasme, ressuscitaient alors les lettres grecques et latines, Pirkheimer en se jouant put rendre ce service à Albert Dürer sans que la gloire du grand artiste en soit à nos yeux amoindrie. L’effort d’avoir voulu exprimer ses pensées littérairement prouve qu’il pensait, en effet, et qu’il ne reculait devant aucun moyen pour donner une forme à l’idée qui le hantait. Le fait est assez rare parmi les artistes pour être signalé à l’honneur d’Albert Dürer.

En citant les témoignages nombreux qui établissent la multiplicité de ses aptitudes, j’ai voulu parer d’avance au reproche de subtilité excessive qu’on ne manque pas d’adresser au critique lorsqu’il lui arrive de chercher la philosophie d’une œuvre d’art. L’estime et l’affection dont Albert Dürer était l’objet de la part des promoteurs de la renaissance en Allemagne, les passages de ses notes intimes où il parle de Luther, tout, en dehors même de sa production comme artiste, vient nous confirmer dans cette opinion que le grand maître de l’école allemande se mêla de cœur et d’esprit au mouvement de son époque. Nous chercherons à montrer, précisément à l’aide de son œuvre, en quels troubles étranges, en quelles angoisses le jeta ce grand mouvement philosophique et religieux.


IV

Si l’artiste se borne à transcrire, sans l’interpréter, la plate réalité qu’il a journellement sous les yeux, s’il se résigne au rôle de