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un tel acte à la révolution, c’est lui demander de se renier elle-même, car, en fait comme en théorie, toute la révolution pourrait se résumer dans la suppression des privilèges.

Le philosophe nous semble ici glisser dans le défaut qu’il reproche à la constituante, dans les thèses abstraites, dans l’a priori de l’esprit classique. Il se représente une aristocratie idéale ou, ce qui revient au même, il envisage une aristocratie étrangère, il en dépeint en termes magnifiques la grandeur et les avantages, et, ce tableau achevé, il blâme la constituante d’avoir détruit une noblesse qui, en 1789, n’avait rien de commun avec l’aristocratie idéale par lui décrite. Dans son Ancien Régime, M. Taine nous avait lui-même prouvé par le menu que, depuis longtemps, la noblesse française ne remplissait plus sa fonction. Entre son Ancien Régime et sa Révolution, il y a ainsi une sorte de contradiction. Il regrette dans un volume la chute de ce que, dans le précédent, il dépeint comme condamné à une ruine prochaine. Lorsqu’il réprouve l’abolition des ordres privilégiés, lorsque, dans la noblesse, il veut trouver les élémens d’une chambre haute, il oublie que cette noblesse était elle-même imbue des idées et des préjugés de l’époque, qu’elle était démocrate à sa façon, si bien que, dans ses cahiers, elle réclamait l’égalité de tous ses membres; il oublie l’attitude de la majeure partie des nobles à l’intérieur comme dans l’émigration et le rôle de cette droite de la constituante, qui, selon ses propres expressions, n’a su résister aux fautes et aux folies que par des fautes et des folies presque égales. Il oublie enfin le courant du temps, les idées du jour, tout ce que, dans sa théorie, il appelle le « moment. »

D’où vient cette apparente contradiction chez un esprit si ferme, où d’ordinaire tout se tient si solidement? C’est que, si dégagé qu’il soit de tout esprit de parti, M. Taine a ses préférences politiques, et ici ses préférences se font jour au détriment de l’historien et du philosophe. Il a, lui aussi, ses rêves de cité idéale; mais, conformément à ses habitudes d’esprit positif, son type politique n’a rien d’abstrait, il est réel et vivant. Ce n’est rien autre que l’Angleterre et la constitution britannique. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à relire ses rapides et profondes Notes sur l’Angleterre, notes qui, à bien des égards, pourraient servir de préambule à ses Origines de la France contemporaine. Quand il définit le rôle possible de la royauté, de la noblesse, des corporations, c’est manifestement nos voisins qu’il a en vue[1]; ce qu’il reproche à la constituante,

  1. En Angleterre même,. M. Taine fait honneur à l’aristocratie de ce qui ne lui appartient pas toujours. Des trois hommes d’état, cités par lui, comme un exemple de la sélection aristocratique, Pitt, Canning, Peel, aucun ne faisait partie de l’aristocratie privilégiée.