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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/199

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la plus innocente des charmeuses, la plus coquette des ingénues. En la créant, l’Afrique s’était piquée au jeu et semblait avoir voulu prouver que, quand elle veut s’en mêler, elle produit d’autres grâces que celles du crocodile. Que cette nuit parut longue au major ! Un grand feu brillait dans la hutte et répandait sa lueur rougeâtre sur un visage candide, sur un sein nu, sur des yeux languissans, humides de désirs et remplis de promesses. Le major nous assure que cette jeunesse lui inspirait plus d’épouvante que la plus sauvage des bêtes fauves, qu’il est moins fier d’avoir tué un jour deux lions que d’avoir résisté à Capéou, et qu’en cette rencontre il comprit pour la première fois de sa vie ce qu’il peut y avoir d’héroïque dans l’histoire d’un certain Joseph obligé en Égypte d’abandonner son manteau.

On a beau se munir de verroteries, de perles fausses et de calicot, quand on chemine dans un désert, on chercherait en vain à troquer les meilleures de ses marchandises contre un peu de farine de manioc, et pour avoir de quoi mettre sous la dent, il n’y a pas d’autres ressource que la chasse. Nous croyons sans peine le major Pinto lorsqu’il nous dit que chasser pour manger est un plaisir horrible, connu seulement du tigre et du lion, et accompagné d’une sorte de fièvre à laquelle on ne peut comparer que celle du joueur risquant sa dernière pièce d’or sur un tapis vert. Le major a connu cet horrible plaisir et cette fièvre dévorante. À combien de privations et de misères n’a-t-il pas été sujet durant sa longue odyssée, qu’égayaient de temps à autre de trop courtes ripailles ! Quand, au sortir des sauvageries, il se retrouva dans un pays à demi civilisé, il en éprouva un choc si violent qu’il pensa devenir fou. Il reçut un jour de la main d’un nègre un paquet assez lourd et soigneusement enveloppé que lui envoyait le plus obligeant des missionnaires. Ce colis renfermait un énorme pain de froment. Il n’en avait point vu depuis un an, depuis treize mois presque accomplis. En contemplant ce vieil ami dont il n’avait cessé de rêver durant ses nuits de famine, ses yeux se remplirent de larmes. Ce fut une des plus vives émotions qu’il eût ressenties dans son voyage.

Il en ressentit une plus forte encore lorsque, arrivant à Pretoria, capitale du Transvaal, il fut invité à dîner par le trésorier du gouvernement anglais. Son premier soin fut de remettre en état son pantalon, dont les reprises n’étaient que trop visibles et qui portait les marques d’au moins vingt espèces de boues africaines ; puis il cira de son mieux ses bottes à talons de fer. Son habit, garni de poches de cuir jadis noir, lui donna beaucoup de mal ; pour leur rendre leur couleur primitive, il y répandit tout un encrier. À son entrée dans la salle à manger, il éprouva un éblouissement, un délire. Les femmes très parées, les hommes en frac et en cravate blanche, les laquais en livrée, les glaces, les cristaux, la porcelaine, l’argenterie, les vins étincelant dans leurs