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l’artiste réussit trop souvent à nous agacer par ses animosités, son égotisme et ses incomparables incartades d’amour-propre[1], l’honnête homme a chez lui des élancemens à vaincre toutes les préventions. Lisez ici et là certaines pages de jeunesse éparses dans ce volume tout fulminant de diatribes littéraires et musicales, vous diriez des souffles printaniers à travers la poudre et le pétrole. « Vous savez comme je suis absorbé, comme ma vie ondule. Un jour, bien calme, poétisant, rêveur ; un autre jour, maux de nerfs, ennuyé, chien galeux, hargneux, méchant comme mille diables, vomissant la vie et prêt à y mettre fin pour rien, si je n’avais pas un délirant bonheur en perspective, toujours plus prochaine, une bizarre destinée à accomplir, des amis sûrs, la musique et puis la curiosité. Ma vie est un roman qui m’intéresse beaucoup. » Rien en effet de plus romanesque et, par la suite, de plus touchant. Deux femmes se partagent ce cœur volcanique : Mlle Mooke, qui devint plus tard, sous le nom de Mme Pleyel, la grande et belle virtuose que toute l’Europe a célébrée, et la tragédienne anglaise, miss Smithson ; sa Camille et son Henriette. Il les aime à la rage l’une et l’autre et ne demanderait qu’à les épouser toutes les deux. Parlant de Mlle Mooke, il s’écriera dans le délire shakspearien qui le possède : « Comment ! je parviendrais à être aimé d’Ophélie, ou du moins, mon amour la flatterait, lui plairait ! Mon cœur se gonfle et mon imagination fait des efforts terribles pour comprendre cette immensité de bonheur. Comment ! je vivrais donc ! j’écrirais donc ! j’ouvrirais mes ailes !.. O dear friend ! o my heart ! o life ! love ! all ! all ! » Tournez simplement la page et vous allez entendre les grincemens de dents et les lamentations : « Elle est partie ! elle est à Londres, et cependant je crois la sentir autour de moi ; tous mes souvenirs se réveillent et se réunissent pour me déchirer ; j’écoute mon cœur battre, et ses pulsations m’ébranlent comme les coups de piston d’une machine à vapeur, chaque muscle de mon corps frémit de douleur… Inutile ! affreux !.. Oh ! malheureuse ! si elle pouvait un instant concevoir toute la poésie, tout l’infini d’un pareil amour, elle volerait dans mes bras, dût-elle mourir de mon embrassement ! » Et les sanglots d’éclater, les invocations de se mêler aux plaintes douloureuses : « Ariel ! Ariel ! Camille ! je t’adore, je te bénis, je t’aime en un mot plus que la pauvre langue française ne peut le dire. Donnez-moi un orchestre de cent musiciens, un chœur de cent cinquante voix et je vous le dirai ! » Écoutons-le maintenant chanter son amertume ; ainsi doit gémir l’oiseau des tempêtes lorsqu’il rentre au logis la plume hérissée et traînant l’aile : « Si vous saviez, quand on rentre dans

  1. C’est ainsi que, à propos de son opéra de Benvenuto Cellini, qu’il compare au Freischütz, il écrira sans sourciller : « C’est pourtant moins excentrique et plus large que Weber. »