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sur les mœurs gothiques des petites cours, leurs étiquettes ridicules, leurs repas interminables, ouverts avec un appétit glouton et terminés par une brutale ivresse. Les érudits déclaraient impossible de se reconnaître dans le dédale du droit germanique ; les écrivains, fiers de la clarté française, traitaient de patois une langue dont ils ne soupçonnaient pas la riche complexité. C’était partout un feu roulant de persiflage et de brocards. Quand Saint-Simon veut peindre le comble de la gaucherie et de la disgrâce chez une princesse, il dit couramment qu’elle était Allemande au dernier point. Boileau s’indigne qu’un nom tudesque ait la prétention de figurer dans un vers, et Voltaire lui-même, chantant dans sa jeunesse le Temple du goût, n’en ouvrait l’accès qu’à ceux qui se gardaient d’aller rimer en Allemagne. C’est ainsi qu’une fatuité imprévoyante se plaisait à écraser la patrie qui était déjà celle de Leibniz et qui devait être celle de Goethe, de toute la supériorité de l’élégance, de la politesse et des lumières.

Tout alla bien ou, du moins, tout pouvait passer tant que cette supériorité était incontestable et s’affirmait à la fois sur les champs de bataille par la victoire et dans les lettres par le génie. L’Allemagne subissait en maugréant, mais sans murmurer, non-seulement le joug matériel, mais l’ascendant moral, et semblait même donner raison aux mauvais plaisans qui la raillaient en s’efforçant de les imiter. Ces petits princes, dont on riait à la cour de France, rentraient chez eux tout éblouis d’avoir adoré le soleil et ne songeaient qu’à jouer les Louis XIV au petit pied. L’imitation de Versailles est encore visible dans tous les palais qu’ils ont élevés. Voyez par exemple la Wilhelmshöhe à Cassel ou, à Manheim, l’ancien palais électoral. Tout jeune seigneur devait faire une fois en sa vie le voyage de Paris pour achever son éducation mondaine. Mais cet idéal de la légèreté et de la politesse françaises qu’on s’évertuait à reproduire était le cauchemar autant que le rêve de toutes les imaginations, et l’humiliation était égale et de copier toujours le modèle, et de ne jamais parvenir à l’atteindre. Ajoutez que les professeurs de langues et de belles manières françaises étaient presque tous des réfugiés protestans bannis par l’édit de Nantes et qui avaient les meilleures raisons du monde pour enseigner à la fois à leurs élèves et à parler français et à mal penser de la France. En faut-il davantage pour faire comprendre l’intensité d’un ressentiment qui couvait sous une cendre brûlante, mais qui, attisé sans cesse par de nouvelles imprudences, ne pouvait un jour manquer d’éclater?

Que fallait-il pour que cette haine contenue se manifestât au jour? Tout simplement l’avènement sur un trône d’Allemagne d’un prince qui fût de taille à regarder la France en face. A la vérité, un tel prince, pour jouer utilement un tel rôle, devait satisfaire à des conditions