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bout de quatre jours de claustration, on nous lâcha. Nous avions mis le temps de notre réclusion à profit ; je m’étais fait expédier de France Thucydide, Diodore, Athénée, Plutarque, Pausanias ; grâce à ce secours, les heures de quarantaine ne nous parurent pas trop longues. Gustave Flaubert, qui avait traversé l’Égypte, la Nubie, la Palestine, la Syrie, Rhodes, l’Asie-Mineure et Constantinople sans entrain ni curiosité, s’anima dès qu’il eut mis le pied sur le sol de la Grèce. Les souvenirs de l’antiquité, qu’il connaissait bien, se réveillaient en lui et lui promettaient des émotions. J’étais heureux de le voir s’intéresser à cette partie de notre voyage et aspirer au jour où, à cheval et côte à côte, nous irions vers Épidaure, vers Mantinée, vers Orchomène, vers Bœsa, où est le temple d’Apollon Épicurius. Cette ardeur ne se démentit pas ; chaque soir, il prit ses notes, ce qu’il n’avait pas encore fait, si ce n’est par-ci par-là en Égypte. Toutes ses autres notes relatives à ce voyage d’Orient ont été transcrites sur les miennes à Paris, après notre retour.

J’eus une déception en arrivant à Athènes. J’avais compté y rencontrer Édouard Thouvenel, qui faisait fonction de chargé d’affaires ; il venait de rentrer en France. Au mois de janvier 1850, il avait vigoureusement appuyé la résistance du gouvernement hellénique contre l’Angleterre, qui avait envoyé quelques navires au Pirée pour réclamer le paiement d’une créance due à un Juif de ses protégés, nommé dom Pacifico. L’affaire fit quelque bruit en son temps, et, grâce à Thouvenel, se termina à l’avantage de la Grèce. Le ministre des affaires étrangères à Athènes était un certain Lombros, auquel Thouvenel insufflait son énergie et qui se promenait dans son cabinet en criant : « Palmerston ! Palmerston ! je t’apprendrai à te frotter à Lombros ! » Ce fut cet incident qui détermina la fortune politique de Thouvenel ; on sait jusqu’où il la mena. Il était mon proche parent, et j’avais de l’affection pour lui. Je n’en dirai qu’un mot : il fut de mœurs irréprochables et ne spécula jamais ; il donna à la France trois départemens, la Savoie, la Haute-Savoie, les Alpes-Maritimes, et il sortit des affaires plus pauvre, beaucoup plus pauvre qu’il n’y était entré.

Nous étions à peine installés depuis une heure à l’hôtel d’Angleterre lorsqu’un domestique ouvrit à deux battans la porte de notre salon et annonça : M. le colonel Touret. Uniforme bleu de ciel, ajusté, serré, sanglé ; quatre croix au côté gauche ; chapeau à trois cornes surmonté de plumes blanches ; moustaches et impériale de neige ; la poitrine bombée, les épaules effacées, les talons rapprochés, les coudes en dehors, la tête de trois quarts ; tenue militaire irréprochable, salut courtois et martial : u Les rapports du Pirée m’ont annoncé votre arrivée, messieurs ; soyez les bienvenus. Je sais qui vous êtes et quel long voyage vous venez d’accomplir ; la France est toujours la reine des