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Cavaignac, se dandinant selon son habitude et portant sa tête intelligente et ferme au-dessus d’une haute cravate blanche. Je m’arrêtai à causer avec lui, et nous nous séparâmes quand le coup de sonnette annonça que le troisième acte allait commencer. Je ne me doutais guère que j’avais, en l’espace de deux minutes, salué le vainqueur et parlé au vaincu du lendemain. — Je reconduisis Théophile Gautier chez lui; lentement nous marchâmes sur le boulevard, tout était normal et dans la régularité de la vie parisienne; quelques fiacres roulaient sur la chaussée, l’entresol des grands restaurans était éclairé, les promeneurs attardés, fumant leur cigare ou fredonnant une ariette, passaient auprès de nous; nul soldat, nul sergent de ville ; Paris allait s’endormir de son sommeil habituel. Longtemps je restai devant la porte de Gautier à causer avec lui de Constantinople, où il espérait pouvoir aller dans le courant de l’année suivante. Lorsque nous nous quittâmes, il était plus d’une heure du matin.

En rentrant chez moi, je fus stupéfait de voir Louis de Cormenin qui m’attendait. Il me dit : « Il se passe quelque chose d’extraordinaire ; tout à l’heure, vers minuit, dans la rue Vieille-du-Temple, j’ai vu que l’imprimerie nationale était gardée par une compagnie de la garde municipale sous les ordres d’un capitaine. J’ai voulu demander des explications ; on m’a répondu un : «Passez au large ! » qui n’était pas gracieux. Je sais que des généraux ont eu aujourd’hui une conférence avec Saint-Arnaud; tu verras, demain on se tirera des coups de fusil dans les rues de Paris. Mon père est à Joigny, je n’en suis pas fâché. Je ne sais pas qui engagera la bataille, mais celui qui aura le dessous sera malmené, car on ne pardonne jamais les torts que l’on a, et on les fait expier à ses adversaires. » Louis était ému et inquiet, je le trouvais exagéré. Je lui reprochai d’imaginer des chimères, j’essayai néanmoins de le rassurer et je le renvoyai, car j’avais envie de dormir. Le lendemain matin, un domestique m’apprit que, pendant la nuit, on avait placardé des affiches sur les murs, que des régimens se massaient dans les rues, que l’assemblée nationale était dissoute, que le comte de Morny était ministre de l’intérieur et que l’on avait arrêté plusieurs généraux. Le coup d’état était fait.

Les conditions de la vie sociale et politique se trouvaient brusquement modifiées à l’heure même où nous allions entrer dans l’existence militante. Une période mauvaise venait de s’ouvrir; dans une seconde et dernière série de ces Souvenirs, je dirai plus tard comment et avec quels amis, aujourd’hui disparus, je l’ai traversée.


MAXIME DU CAMP.