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obtenir cette fin, » qu’on peut sans doute choisir les moyens les plus efficaces pour mettre l’ennemi hors d’état de résister, mais pourvu qu’ils ne soient pas « proscrits par la loi de la nature. » Les femmes, les enfans, les invalides sont assurément au nombre des ennemis ; mais, comme ils n’opposent aucune résistance, on aurait tort de leur ôter la vie. Bien plus, la guerre se faisant aujourd’hui par troupes réglées, les paysans, les bourgeois, qui ne s’en mêlent point, n’ont « pour l’ordinaire » rien à craindre « du fer de l’ennemi. » « Louable coutume, » s’écrie le publiciste neuchâtelois, bien digne des nations « qui se piquent d’humanité ! » Ce qui manque à Vattel, c’est un point de départ. Par exemple, si l’on épargne les laboureurs, c’est, à l’en croire, « en considération de leur travail si utile au genre humain. » Mais il se figure encore « qu’on a des droits sur eux, » comme sur les enfans et sur les femmes, « parce qu’ils appartiennent à la nation avec laquelle on est en guerre et que, de nation à nation, les droits et les prétentions affectent le corps de la société avec tous ses membres. » Ce sont encore les prémisses de Grotius, mais avec des conclusions au rebours des prémisses. Soixante-dix ans plus tard, Kent ne reculera pas devant la même inconséquence.

Le grand-juge des États-Unis aurait pu se rappeler une très célèbre séance de notre conseil des prises, où il avait été proclamé, en l’an VIII, par Portalis, que les particuliers dont les états belligérans se composent sont ennemis comme soldats, non comme hommes ni même comme citoyens, c’est-à-dire que ces états seuls sont ennemis, mais que leurs citoyens ne le sont ni entre eux ni de l’état ennemi. Mais un autre jurisconsulte, réfugié aux États-Unis et devenu leur enfant adoptif, reprit en 1863 ce principe de droit moderne, en tira presque toutes ses conséquences, et le fit passer, sous une forme concrète, dans les Instructions pour les armées en campagne de l’Union américaine, rédigées à la demande du gouvernement fédéral et ratifiées par le président Lincoln. Ces Instructions, l’un des documens les plus considérables de l’histoire contemporaine, et dont l’importance a d’ailleurs été déjà signalée en-deçà comme au-delà du Rhin, sont beaucoup plus complètes et plus développées que les règlemens en usage dans les armées européennes : leurs effets, d’après les prévisions de Bluntschli, s’étendront certainement au-delà des États-Unis et elles finiront par transformer le droit de la guerre. Il semble même au professeur d’Heidelberg que les états européens ne puissent pas rester, sur ce terrain, en arrière des États-Unis a sans être mis au ban de l’opinion publique. » Les États-Unis nous paraissent, en effet, avoir donné sur ce point une de ces impulsions qui, une fois reçues, sont irrésistibles.