Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/453

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de montrer à l’opinion l’une de ses plus singulières méprises, qui est de mettre l’invention, au théâtre comme dans le roman, là justement où elle n’est pas, ni ne sera jamais ?

C’est qu’en vérité ce mot d’invention, par une mauvaise fortune qu’aussi bien il partage presque avec tous les mots de la langue littéraire, est des plus généraux qu’il se puisse, et, partant, des plus vagues. On a bientôt dit d’un artiste qu’il manque d’invention, comme d’un écrivain qu’il manque de style, et les autres ont l’air de vous entendre, et l’on croit que l’on s’entend soi-même; mais ce que c’est que le style et ce que c’est que l’invention, voilà ce qu’il est moins vite fait de dire, et de dire avec précision. Essayez cependant de presser un peu les mots, non pas même de les définir, et vous vous apercevrez que sans doute vous parliez, et l’on vous répondait, mais on ne se comprenait qu’à la condition de ne pas s’expliquer et d’enfermer chacun là-dessous les idées les plus contradictoires. Ceux qui croient, par exemple, avoir tout dit, et prononcé sans appel, quand ils ont déclaré d’une œuvre, qu’elle est de convention, ne réfléchissent pas qu’il n’y a d’art et de littérature qu’à condition de certaines conventions, et que, par conséquent, s’il est une convention ridicule, c’est de commencer par inscrire à l’entrée de l’école qu’on les violera toutes. Ainsi, ceux qui mettent l’invention (et c’est presque tout le monde aujourd’hui) dans la faculté de trouver du nouveau, ne font pas attention que, si par hasard l’invention consistait à ce peu de chose, ils ne citeraient presque pas un grand nom, dans l’histoire de la littérature ou de l’art, qu’il ne fallût déposséder de sa gloire deux ou trois fois séculaire pour y substituer quelque précurseur obscur, à bon droit oublié. C’est, en passant, le secret de l’admiration déréglée que notre temps affecte pour les primitifs de l’art ou de la littérature. Mais je soutiens contre eux, en écartant d’ici toute autre forme d’art et m’en tenant au théâtre seul, que quiconque a voulu mettre à la scène un sujet entièrement nouveau n’en a jamais tiré qu’un demi chef-d’œuvre, parfois; et le plus souvent, si grand qu’il fût d’ailleurs, une œuvre au-dessous du médiocre. Connaissez-vous les premières comédies ou tragi-comédies de celui qui devait être un jour le grand Corneille? Parcourez au moins Clitandre, et n’en communiquez votre avis à personne : c’est une marque de respect et de piété que vous devez à l’auteur de Polyeucte. Mais ayez-vous lu ses dernières tragédies? C’est la rage d’inventer, et d’inventer en faisant du nouveau, qui l’a positivement perdu. La nature elle-même, dans cette longue élaboration des formes qu’elle poursuit à travers les siècles, n’atteint pas tout à coup la perfection de ses ouvrages. C’est ainsi qu’au théâtre il semble que la nouveauté défie l’habileté de l’artiste et que, si savante que soit la main de l’ouvrier aucune matière ne se laisse d’abord, et du premier coup, façonner en chef-d’œuvre.