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d’abord faits d’elle. Il lui arrive de lui parler avec une rudesse singulière : « Savez-vous que, quand je considère le profit qu’ont retiré plusieurs personnes de m’avoir aimé, je trouve que vous avez fort bien fait de n’en pas vouloir. Je vous en féliciterais davantage si cela vous avait plus coûté. Le seul tort que vous avez, c’est d’avoir voulu vous faire aimer de moi par je ne sais quelle lubie qui ne vous a duré que cinq jours. Je vous en parle sans rancune, parce que la douleur du cœur, la seule que je redoute, est passée. Mais vous m’avez fait un mal véritable et sans remède. » Quand le charme est rompu, il voit avec une perspicacité cruelle ce qui manquait de bonheur solide à la vie si enviée, si heureuse en apparence de Mme Récamier, et lui prédit durement la tristesse de ses dernières années : « Vous sentez le vide, lui dit-il, et il ne se remplira pas. Tout ce que les jouissances de l’amour-propre, l’empressement des hommages, le plaisir d’être entourée, l’amusement de la société, le sentiment d’être une femme à part, l’égale de tous les rangs, la première de tous les cercles où votre présence est une faveur, tout ce que tout cela peut donner, et, plus encore, le langage de l’amour qu’on vous prodigue, le charme des émotions passagères que ce langage vous cause, cette espèce de sensation agréable que vous éprouvez en vous approchant sans vouloir y céder, ce qui constitue l’irrésistible séduction de ce qu’on appelle votre coquetterie ; toutes ces choses vous sont connues, elles sont épuisées pour vous; elles ne remplissent ni votre cœur ni votre vie. Vous en êtes fatiguée, et, quand vous voulez vous y borner, vous êtes fatiguée de vous-même. » Et ailleurs : « Je ne vous verrai probablement que quand le temps vous aura désarmée, et ce sera long. Mais je ferai toujours des vœux pour votre bonheur. Dans la ligne que vous suivez, vous n’en goûterez guère : on ne trouve que ce qu’on donne. » Cette amertume finit pourtant par s’adoucir. Tout s’éteint et s’use dans la vie, la colère comme l’amour, et il lui disait un mois avant de mourir : « En vous écrivant, ma vie s’embellit de souvenirs plus doux, et je vous dois de répandre sur mes derniers jours une teinte moins terne. »

En somme, la lecture de cette correspondance laisse une impression favorable à Benjamin Constant; il y paraît plus susceptible qu’on ne le croit d’ordinaire d’un sentiment profond et vrai. On s’attache à lui, on lui devient plus sympathique, on est porté à juger moins sévèrement sa conduite politique en voyant combien il a souffert. La publication de ses Lettres à Mme Récamier est donc un service véritable qu’on a rendu à sa mémoire.


GASTON BOISSIER.