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encore, l’apparition de chaque ouvrage important était une sorte d’événement littéraire; aussitôt né, il était l’objet d’une curiosité attentive et méditée; il était étudié à fond, jugé avec réflexion, discuté ou loué selon son mérite, ce qui n’excluait pas, bien entendu, l’action des idées personnelles et les préférences du juge. Dans chaque journal d’une certaine importance, la critique littéraire était organisée comme l’est aujourd’hui la critique de théâtre. Au-dessous des noms de premier ordre, comme celui de Sainte-Beuve, témoin si attentif de tous les événemens d’idée et comme aux aguets des talens naissans, il y en avait un grand nombre de distingués, qui maintenaient avec honneur le niveau de cette magistrature intellectuelle. C’était pour chaque auteur et pour chaque œuvre une épreuve redoutable à traverser que celle de ces divers jugemens qui les attendaient au seuil de la publicité. Le public lui-même était heureux de trouver, pour toute lecture qui en valait la peine, des guides qui le dirigeaient dans les choix à faire, qui lui donnaient la note juste des mérites et des talens. Les critiques de ce temps-là étaient comme des oracles écoutés du bon sens, de la raison et de la science ; c’étaient eux, en définitive, qui déterminaient les courans d’opinion autour des œuvres nouvelles, qui en expliquaient le succès ou la chute, qui démasquaient le charlatanisme de certains auteurs et empêchaient les mystifications grossières. Je ne prétends pas qu’ils fussent infaillibles eux-mêmes, ni toujours désintéressés ni étrangers à la passion; mais enfin ils se trompaient moins souvent et moins lourdement que la masse des lecteurs, aujourd’hui toute désorientée et flottante à tous les vents.

Aujourd’hui, le succès d’un livre, roman, poème, œuvre littéraire ou philosophique, se fait sinon au hasard, du moins sans cause sérieuse et sans raison suffisante. Je ne parle pas, bien entendu, de la fortune définitive des livres, qui ne s’établit et ne dure que par le mérite éprouvé, par la science et le talent reconnus; à la longue et par un effet à peu près certain de justice distributive, les rangs se rétablissent, les suprématies usurpées se perdent, l’ombre et la lumière se répartissent avec une sorte d’équité finale entre les auteurs ; le temps, aidé de la raison qui n’abdique jamais complètement, remet chaque chose et chacun à sa place. Mais ce dernier résultat se fait quelquefois longtemps attendre. Et, en attendant, on assiste à des succès improvisés qui ne sont que l’effet d’une violente surprise, le produit de la camaraderie, le signe d’une franc-maçonnerie provisoirement toute-puissante ou bien encore le triomphe de l’effronterie combinée avec une publicité sans scrupule. On voit arriver du premier coup à des fortunes scandaleuses des œuvres essoufflées et médiocres, tandis que des œuvres du plus grand mérite ne parviennent que tardivement à sortir de l’ombre.