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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/575

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l’autre; l’Encyclopédie a paru, on l’a suspendue, elle a reparu, on l’a supprimée derechef, et la voilà cependant qui s’achève ; Voltaire enfin a pris possession, pour ne le plus quitter jusqu’à son dernier jour, de son rôle de combat en même temps que de sa seigneurie de Ferney. Les philosophes et les encyclopédistes, isolés il y a treize ans, et non-seulement inconnus, mais hostiles les uns aux autres, maintenant groupés autour d’une entreprise commune, sont un corps dont l’esprit dirige à son gré l’opinion. Le grand effort est fait, et visiblement, il suffira de quelques coups pour jeter bas ce qui subsiste encore de l’ancienne société française. La plupart des hommes qui vont désormais venir à la réputation, un Condorcet ou un Mirabeau, seront déjà les futurs acteurs de la révolution.

C’est ce qui fait l’intérêt unique de l’histoire de l’administration de M. de Malesherbes. Lorsque nous la connaîtrons bien, il nous sera permis de passer du dehors au dedans, et d’étudier l’histoire intérieure de la propagande philosophique, au XVIIIe siècle.


IL

« Le président de Malesherbes, dit d’Argenson en son Journal, s’y prend fort joliment. Il laisse passer tout ce qui se présente;.. puis, quand les ordres d’en haut surviennent pour prohiber, il les publie et revient à la tolérance, de façon qu’elle règne aujourd’hui dans la littérature plus que partout ailleurs[1]. » Si d’Argenson, par hasard, eût dit là l’exacte vérité, la littérature aurait sans doute à Malesherbes une obligation tout à fait singulière, mais l’histoire, plus impartiale, n’hésiterait pas à convenir que le directeur de la librairie aurait trahi la confiance de son père, le chancelier de Lamoignon, et de son roi. Car il est assurément permis de faire du bien dans une grande place, mais non pas, même pour faire ce bien, de dénaturer, comme ce serait ici le cas, les fonctions de cette place, et d’agir au contraire des devoirs que l’on a contractés en l’acceptant. D’Argenson tourne sans doute ici les choses à sa manière, laquelle est volontiers gouailleuse et, jusque dans l’éloge, assez habituellement malveillante. Il suffisait de dire que, lorsqu’à la fin de 1750, Malesherbes prit en main la direction de la librairie, son intention était de laisser aux écrivains tout ce que les règlemens en vigueur, les usages traditionnels, le temps, les circonstances, l’état si variable alors et si changeant de l’opinion, enfin l’utilité publique lui permettraient de leur laisser de latitude et de liberté. Lui qui, selon la remarque de Sainte-Beuve, et si de graves occupations ne l’eussent pas absorbé tout entier, sans doute eût essayé, comme

  1. D’Argenson, Journal, t. VII, p. 424.