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qu’il connaissait, et qu’il avait envie de l’ouvrage, il n’a pas cherché à approfondir ce qui en était.

J’ai engagé Le Prieur à me confier ce billet, et j’ai reconnu que l’écriture, quoique contrefaite, du prétendu Venozan est précisément celle du chevalier de la Morlière, ainsi qu’il est aisé de s’en convaincre en la vérifiant avec son écriture que je joins ici avec ce billet[1].


Et comme La Morlière, qui rendait fréquemment à Voltaire de ces services douteux, en ce temps-là même, de concert avec Thieriot, répandait dans Paris des copies de la Pucelle, il n’est guère possible d’hésiter à conclure que le manuscrit de l’Histoire de la guerre de 1741 venait indirectement de Voltaire.

On demandera peut-être où tendaient toutes ces manœuvres. Nous pouvons le dire. Indépendamment de l’espèce de « réclame, » puisque c’est le mot aujourd’hui consacré, que faisait naturellement au livre ce tumulte ainsi soulevé autour de lui, le chef-d’œuvre de la diplomatie de Voltaire était qu’il demandait qu’on arrêtât le débit de son livre, justement pour que l’autorité se trouvât dans la nécessité de le favoriser. Le livre, comme dit Malesherbes, n’est ni approuvé, ni susceptible d’approbation, de quoi Voltaire, comme bien l’on pense, ne doute pas. Le problème est cependant d’obtenir qu’il se vende, non-seulement malgré la police, mais sous la protection de la police même. C’est pourquoi Voltaire, tandis que Le Prieur imprime à Paris, fait imprimer en même temps à Londres, Amsterdam et Genève. Le livre est achevé. Le Prieur va le mettre en vente ; c’est à ce moment que Mme Denis entre en scène et que les lamentations de Voltaire viennent retentir jusque dans le cabinet de Malesherbes ; et s’aidant de l’un, s’aidant de l’autre, il fait si bien que l’ordre est donné de saisir! On se transporte chez Le Prieur : — descente, perquisition, procès-verbal, et finalement consignation à la Bastille d’un lot d’environ quinze cents ou deux mille exemplaires. Le tour est joué. Les ballots arrivent de l’étranger, passent la frontière en contrebande, l’édition de Londres ou d’Amsterdam se répand, le livre est bientôt dans les mains de tout le monde. On le vend librement à Versailles, on l’achète publiquement à Fontainebleau. Le libraire alors va trouver Malesherbes, il lui représente que deux mille exemplaires c’est une somme, qu’il est d’autant moins juste de la lui faire perdre que le livre se vend couramment sous le manteau, qu’un directeur de la librairie ne doit pas avoir moins d’égards aux intérêts marchands des libraires qu’à l’intérêt littéraire des auteurs; Malesherbes, toujours humain, se laisse attendrir, la saisie est annulée, on rend les exemplaires, l’édition de Paris est mise ouvertement en vente, et le

  1. F. Ravaisson, Archives de la Bastille, t. XII, p. 428, 429.