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n’existait alors. Telle n’est pas tout à fait l’intention de notre écrivain. L’auteur d’apocryphes est toujours un fanatique, qui met son amour-propre de côté pour l’intérêt de sa cause. On voit clairement sa tendance et l’opinion pour laquelle il travaille. L’auteur de l’Ecclésiaste, au contraire, serait bien fâché qu’on le crût coupable d’un prosélytisme quelconque. Quoiqu’il ne nous ait pas dit son nom, il est loin d’être détaché de toute prétention littéraire; parfois même, il se coupe et abandonne sa fiction d’une manière qui surprend. A la fin de l’ouvrage, après les derniers mots qu’il met dans la bouche de Salomon (chapitre XII, versets 9-10), il parle en son nom personnel et se distingue nettement de Salomon. Les versets 11-12, qui suivent, ne font pas partie de l’ouvrage; mais ils montrent bien que la composition, quand elle parut, ne trompa personne, qu’on la tint pour moderne, que le livre, en un mot, fut pris comme un de ces écrits hagiographiques qui venaient chaque jour s’ajouter à la Thora et aux anciens prophètes. Au lieu de desserrer le vieux volume pour y insérer le nouvel écrit salomonien à la suite des Proverbes, on mit le tard venu à la fin du recueil sacré, où, selon toutes les apparences, il garda longtemps la dernière place. L’auteur n’est donc pas plus un faussaire que Platon ne l’est dans le Parménide ou dans le Timée. Voulant nous donner un morceau de philosophie éléate, Platon choisit Parménide; voulant nous donner un morceau de philosophie pythagoricienne, il choisit Timée, et il leur met dans la bouche des discours conformes aux doctrines de leur école. Ainsi fait notre auteur. Salomon n’est pour lui qu’un prête-nom pour des idées qu’il trouve appropriées au type légendaire de l’ancien roi de Jérusalem.

Il y a plus : ce parti-pris de mettre ses pensées pessimistes et sceptiques sous le couvert de Salomon, il y tient fort peu. Il se trahit à chaque instant. Le personnage qu’il fait parler s’explique d’abord, en effet, d’une manière qui convient bien au fils de David. Puis l’auteur laisse là une fiction qui l’eût entraîné à des redites fatigantes et ennuyeuses. A partir du chapitre IV à peu près, il oublie qu’il a mis en scène Salomon ; il cesse de prendre sa fable au sérieux. C’est bien lui qui parle pour son propre compte, quand il nous raconte les malheurs qu’il a eus avec les femmes, les tristesses de sa vie solitaire, les peines qu’il s’est données pour faire fortune, les préoccupations qui l’obsèdent en ce qui touche ses héritiers. Infidèle à son propos, il s’exprime désormais comme ce qu’il est, c’est-à-dire comme un homme d’affaires juif très préoccupé de ses placemens et de ce que deviendra sa fortune après lui[1]. Quelques développemens sont absolument déplacés ou même

  1. Voir, par exemple, II, 11, 18 et suiv.; IV, 7 et suiv.