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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/844

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sous ses yeux, l’ambassadeur aurait le temps de revenir et qu’on lui couperait les vivres juste au moment où il pourrait en profiter de nouveau. »

Je répète que ceci n’est point une légende, et que c’est encore moins un fait exceptionnel. Voici à peu près comment les choses se passent en Turquie. Les ministres ne sont rien par eux-mêmes, mais, réunis à Yldiz-Kiosk, sous les yeux du sultan, ils forment une sorte de petit parlement qui fait des lois, rédige des règlemens, décide de tous les intérêts publics. Les résolutions de ce petit parlement n’ont force exécutive que lorsqu’elles ont été sanctionnées par Abdul-Hamid sous la forme d’un iradé. Pour introduire une affaire auprès de lui, on peut s’adresser au ministre qu’elle concerne ou qu’elle est censée concerner. Mais c’est le chemin le plus long ; bien souvent même il ne conduit pas au but. Un ministre ne peut jamais répondre à une demande ou à une plainte qu’on lui fait. Jadis, lorsqu’un ambassadeur avait une concession à solliciter pour un de ses nationaux, une réclamation, une observation quelconque à adresser au gouvernement turc, il allait directement à la Porte ou dans un ministère. À plus forte raison, lorsqu’il s’agissait d’un grand intérêt politique, d’une note diplomatique à remettre, suivait-il par convenance la même voie. Aujourd’hui, s’il tient à obtenir un résultat pratique et surtout pas trop éloigné, c’est au sultan lui-même qu’il doit parler ; il faut qu’il demande une audience et qu’il attende patiemment de l’avoir obtenue. Je citerai encore un exemple des lenteurs et des inconvéniens de cette manière de procéder. À l’époque où l’Angleterre était en de très bons termes avec la Turquie, elle voulut avoir quinze étalons arabes de Bagdad pour ses haras de l’Inde. La loi turque interdit l’exportation des chevaux ; un ministre ne pouvait donc prendre sur lui d’accorder à l’Angleterre ce qu’elle désirait. L’ambassadeur dut en référer au sultan. Celui-ci montra la meilleure volonté du monde ; mais, comme il est submergé sous les iradés, il ne mit pas moins de trois mois pour promulguer celui qui accordait les quinze étalons aux haras indiens. Ce n’est donc pas seulement, comme on le voit, pour céder Dulcigno au Monténégro ou la Thessalie à la Grèce que les Turcs ont besoin de temps. Il leur en faut presque autant pour céder quinze étalons à leur vieille amie l’Angleterre. Si ces lenteurs sont de l’habileté, les Turcs sont aussi habiles en administration qu’en diplomatie. Par malheur, ils sont habiles contre eux-mêmes aussi bien que contre les autres. Le sultan est aussi long à résoudre une affaire intérieure de son empire qu’un conflit extérieur avec les puissances. En principe, le vali d’une province ne peut disposer d’aucune somme, si insignifiante qu’elle soit, sans en référer à Constantinople. Il adresse pour cela un rapport au ministre des finances,