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On trouvera peut-être que l’inconvénient n’était pas bien grave, la diplomatie pouvant se permettre quelque obscurité. La Turquie aurait dû se rappeler cependant l’effet que produisaient ses belles dépêches durant la guerre, et ne pas renoncer légèrement à un avantage précieux. À la place du Français qui servait de conseiller au ministère des affaires étrangères, on a appelé un Allemand. On se rappelle tout le bruit qui s’est fait, il y a quelques mois, autour de la prétendue mission administrative allemande, qui allait, disait-on, s’emparer de tous les services publics de la Turquie. Selon certaines personnes, le sultan se jetait entre les bras de l’Allemagne, il lui livrait le gouvernement de son empire en échange d’un appui diplomatique dont il avait un si vif besoin. C’était bien mal connaître Abdul-Hamid que de penser qu’il céderait, même à l’Allemagne, une partie de son pouvoir. Peu lui importait d’appeler trois Allemands dans ses ministères, puisque ses ministères ne font rien, ne décident rien, sont de simples rouages qu’il fait mouvoir à son gré ! S’il avait réellement songé à charger l’Allemagne d’accomplir dans son empire une grande réforme administrative et politique, il ne lui aurait pas demandé trois hommes, il lui en aurait demandé cent, et aurait renoncé à gouverner par lui-même. Les trois Allemands qu’il a appelés à Constantinople n’y ont rien fait et n’y peuvent rien faire. S’ils voulaient agir, on les prierait de retourner chez eux. C’est pour faire une simple coquetterie à l’Allemagne qu’Abdul-Hamid a sollicité leurs prétendus services. À l’époque où ils y sont venus, on feignait de croire à Constantinople que l’Allemagne était le grand protecteur de la Turquie ; mais un homme d’esprit et de sens, le vieux Ruchdi-Pacha, disait avec malice : « C’est vrai, l’Allemagne nous protège. Elle veut nous conserver comme objet d’échange. » Le sultan est assez fin pour avoir pensé comme Ruchdi-Pacha. Se serait-il mis à la tête du mouvement panislamique et antichrétien pour livrer les administrations publiques à ces mêmes Européens qu’il prétend chasser même des entreprises privées ? Toutes les espérances de régénération de la Turquie par l’introduction d’étrangers dans son gouvernement sont illusoires. Tant qu’Abdul-Hamid sera sultan, il ne faudra pas songer à faire à Constantinople ce qu’on a fait au Caire. L’expérience qui a réussi sur les bords du Nil ne saurait être tentée sur le Bosphore. Le sultan Abdul-Hamid ne se laisserait pas plus arracher son pouvoir que ne l’aurait laissé faire l’ancien khédive, Ismaïl-Pacha ; mais on a pu détrôner Ismaïl-Pacha au moyen du sultan, tandis qu’il n’y a au-dessus de ce dernier personne qui puisse l’obliger, suivant notre formule française, à se soumettre ou à se démettre.