Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/849

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Constantinople. S’il n’avait pas prélevé d’avance et par précaution de fortes redevances sur les pays inspectés, il aurait été exposé à mourir de faim là où il se trouvait. On aurait tort de croire que la corruption administrative, si générale qu’elle soit en Turquie, tienne aux défauts de la race turque et soit un vice national. Il n’y a pas de raison pour qu’une race scrupuleusement probe dans la vie privée devienne nécessairement malhonnête dans la vie politique. On aurait tort de croire aussi que cette corruption soit un mal dont les états despotiques souffrent seuls. L’extrême liberté peut amener les mêmes résultats que le despotisme extrême. Partout où les fonctions publiques, par suite des caprices d’un souverain ou des soubresauts d’une démocratie excessive, sont soumises à une incessante instabilité, le même phénomène se produit. L’homme qui sait que la place d’où il tire sa nourriture et celle de ses enfans risque de lui échapper à toute heure, par suite d’une cause extérieure, d’un accident que sa conduite ne saurait prévenir, est obligé de lui faire produire en un jour le gain d’une année. Sous ce rapport, l’administration américaine ne vaut peut-être pas beaucoup mieux que l’administration turque. Seulement, la Turquie est un vieux peuple qui se meurt et qui ne saurait résister à tant de causes de dissolution répandues sur tous les points de son territoire, tandis que l’Amérique à l’énergie de ces corps jeunes, souples, vigoureux, chez lesquels les forces destructives sont neutralisées et détruites par la surabondance de vie qui éclate de toutes parts.

Le remède qu’on a tenté, avec l’approbation, voire même à l’instigation de l’Europe, pour venir à bout de la corruption administrative, a plutôt contribué à l’augmenter. On a cru qu’en plaçant des conseils électifs à côté des gouverneurs de provinces, de cantons et de communes, on arriverait à exercer sur eux un contrôle efficace. C’était fort mal connaître le personnel qui devait entrer dans ces conseils. Des assemblées locales, composées nécessairement des notables du pays, c’est-à-dire des gros propriétaires qui exploitent indignement le paysan, et des chefs des communautés religieuses qui n’exploitent pas moins indignement leurs ouailles, sont pour les valis, les mutessarifs, les caimakans et les mudirs d’excellens auxiliaires avec lesquels ils n’ont aucune peine à s’entendre et qui prennent aisément la responsabilité collective, et par suite illusoire, de tous les méfaits commis en commun. J’exposerai tout à l’heure l’organisation administrative de la Turquie ; on verra qu’à tous les degrés de l’échelle il y a des méghiz qui se mêlent directement aux affaires et dont l’action est encore plus déplorable que celle des fonctionnaires. Ce serait, en effet, une grande erreur de croire que la corruption ne soit pas aussi profonde dans ce que j’appellerai l’aristocratie provinciale que dans le monde de Constantinople. Ce