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quand les chrétiens organisaient des quêtes et des loteries pour leur venir en aide, le gouvernement s’y opposait de son mieux, irrité de voir des infidèles arracher de vrais croyans à la mort. Cette étrange insensibilité, transportée dans le domaine politique, devient la plus fatale inertie. J’ai raconté avec quelle résignation les populations de la Turquie ont subi, outre la guerre, outre la famine, toutes les banqueroutes qu’il a plu au sultan de leur imposer. Assurément si elles s’étaient insurgées, si elles avaient menacé de se venger d’un pouvoir inique et spoliateur, on se fût arrêté tout de suite dans la voie déplorable où l’on s’engageait. Il ne faut pas trop faire de révolutions, mais il faut être capable d’en faire si l’on veut avoir un gouvernement qui ne les rende pas nécessaires.

Ce serait donc une erreur de croire que les vertus des Turcs serviront à leur salut politique ; c’est au contraire par ces vertus qu’ils se perdront. S’ils portaient dans la vie civile quelque peu de cet héroïsme qui les distingue sur les champs de bataille, on pourrait espérer qu’ils ne permettraient pas à ceux qui les gouvernent de les conduire à l’abîme ; mais ils sont aussi faibles qu’ils sont impétueux dans les combats. La Turquie ne se relèvera ni ne périra par des agitations intérieures. C’est du dehors que lui viendra le salut ou la ruine. Le salut, depuis le traité de Berlin, est devenu de moins en moins probable. La Turquie jusque-là n’avait qu’un ennemi, la Russie, qui lui enlevait peu à peu les lambeaux de son territoire et qui s’avançait graduellement sur sa capitale. Le traité de Berlin lui a donné un second ennemi, l’Autriche-Hongrie, qui, après avoir hésité quelque temps pour savoir s’il fallait marcher sur Salonique ou sur Constantinople, paraît être persuadée désormais que Salonique n’a qu’une importance secondaire et que c’est vers Constantinople que doivent tendre aussi ses efforts. Si, dans le partage de l’empire ottoman, la Russie obtenait Constantinople, tandis que l’Autriche-Hongrie ne recevrait que Salonique en échange, il faut reconnaître que le lot de la première serait tellement supérieur à celui de la seconde que toutes les populations slaves de l’empire austro-hongrois, séduites par le mirage du panslavisme, éprouveraient une invincible tentation de se détacher de la dynastie des Habsbourg pour aller se mettre sous le sceptre d’une dynastie qui régnerait à la fois sur la Baltique, sur la Mer-Noire, sur le Bosphore et sur la mer Egée. L’Autriche-Hongrie trouverait-elle du moins dans Salonique des avantages commerciaux assez grands pour décider ses populations slaves à abandonner l’espoir d’une union politique avec la Russie ? Assurément non. L’importance de Salonique a été surfaite. Même lorsqu’elle sera reliée à la Serbie par une ligne de chemin de fer, ce ne sera