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sollicitée, trop prudent pour mettre les premiers torts de son côté en décriant d’avance son collègue, il se borna à répondre que le choix était excellent, mais qu’il était à craindre que là non plus on ne trouvât pas une santé bien résistante. En tout cas, il allait s’arranger pour que le maréchal de Broglie trouvât à son arrivée tout mis en ordre et toutes les fautes réparées. Mais il est permis de supposer qu’il n’ignora pas absolument que des réclamations nombreuses étaient adressées par des officiers de son état-major faisant dire à Versailles que tout était perdu si on retirait à l’armée un chef adoré d’elle. L’électeur, de son côté, écrivait à Louis XV une lettre désolée où il se plaignait, comme un fils à son père, qu’on lui enlevât le conseiller de sa confiance, et il est à croire que Belle-Isle eut quelque connaissance de la démarche.

Fleury, toujours désolé de déplaire et qui comprenait à demi-mot, essaya vainement de panser la blessure par ses caresses accoutumées. « Rappelez-vous, écrivait-il à Belle-Isle, l’état où vous vous trouviez à Dresde, aussi bien que celui de notre armée de Bohême. La peur et le découragement l’avaient gagnée ; toutes les lettres, sans exception, ne parlaient plus que de désastres… Dans cette situation, pouvions-nous laisser nos troupes à l’abandon ? .. Nous étions à la veille de voir arriver tous les malheurs. Nous en voilà dehors, et si nous avions pu le deviner, nous aurions laissé les choses où elles étaient. Il faut tabler présentement sur la situation où nous sommes. Je vous prie d’être persuadé que j’ai écrit à M. le maréchal de Broglie comme je le dois et que je ne lui ai pas caché que le roi désirait que vous eussiez toujours la direction des affaires générales et qu’il ne pouvait se mêler que des opérations militaires, qu’il devait même les concerter avec vous auparavant, et je le pense véritablement plus que jamais. Tout l’honneur qui pourra nous en revenir vous est dû, et il n’est que juste de vous le donner. Quand vous serez libre et que vous n’aurez plus rien à faire à Francfort, ne croyez pas qu’on vous laisse inutile et servir en second. Je ne suis pas assez injuste pour le penser et je vous prie instamment d’être tranquille. Votre gloire et votre réputation me sont aussi chères qu’à vous-même. »

Satisfait ou non de ces assurances, Belle-Isle eut soin de ne pas les tenir secrètes et de laisser clairement entendre qu’au fond c’était toujours lui qui était le maître et qu’il ne tarderait pas à revenir. Pour s’y préparer, il engagea ou du moins il autorisa les officiers avec qui il était en rapport d’amitié à l’entretenir dans des correspondances privées de tous les mouvemens qui leur seraient commandés. Dans la disposition déjà malveillante des esprits, rien n’était mieux fait pour ruiner l’autorité morale de son successeur. Puis, dès que Broglie fut arrivé, il partit d’assez mauvaise grâce pour