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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/150

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II

Qui ne serait tenté de croire qu’après la victoire tout va devenir facile ? Nous avons vu cependant de grands gouvernemens dont le prestige se trouvait rehaussé par les satisfactions les plus éclatantes données aux aspirations nationales échanger tout à coup une tranquillité séculaire contre des troubles que n’avaient jamais connus des époques moins prospères et des règnes moins glorieux ; on dirait que le sort, par un malicieux caprice, se fasse un jeu, en ces occasions, de fouler aux pieds notre orgueil après avoir pris plaisir à l’exalter. Pour le malheur des peuples et des rois, la victoire oblige, et, dans la voie qu’elle ouvre, il est presque aussi périlleux d’arrêter ses armées au pied des Balkans ou sur les bords du Mincio que de vouloir les conduire de Paris à Moscou. Si Alexandre et Napoléon eussent seulement laissé transpirer la pensée de faire halte à mi-route, combien de grands esprits se seraient fait honneur de gourmander, au nom d’une politique à vues larges, leur impardonnable faiblesse ! Ils se crurent obligés, suivant le langage prêté au roi de Macédoine par Quinte-Curce, a pour conserver sûrement leurs conquêtes, de conquérir ce qu’ils ne possédaient pas encore, » et, sévère jusqu’à l’injustice, l’histoire veut aujourd’hui oublier leur incomparable grandeur pour ne se souvenir que de leur prétendue ambition. Je proteste.

Maître des quatre grandes capitales de l’empire, de Babylone, de Suse, de Persépolis, d’Ecbatane, Alexandre pouvait-il se dispenser de marcher sur la Bactriane ? Bessus avait pris la robe royale ; il se faisait appeler Artaxerxe et rassemblait, outre les Bactriens, les Scythes autour de lui. Fallait-il dédaigner ce dernier appel à la résistance et le châtiment de Bessus ne s’imposait-il pas à qui prétendait recueillir l’héritage du roi que Bessus avait immolé ? Malheureusement Alexandre n’était pas le seul à qui l’on eût pu reprocher avec quelque apparence de raison de s’être laissé enivrer par de trop faciles triomphes ; la présomption de ses lieutenans égalait au moins son orgueil, et lui rendait l’exercice du commandement suprême d’heure en heure plus pénible. Bien peu de ces hommes de guerre, si brillans cependant sur les champs de bataille, auraient goûté le viril conseil de Cléarque qui « tenait pour honteux d’acquérir des richesses sans danger ; » ils avaient hâte de jouir dans l’abondance d’un repos qu’ils croyaient avoir acquis par assez de sang répandu et par assez de fatigues vaillamment supportées. Comment entraîner à de nouveaux efforts toutes ces lassitudes ? Les calculs profonds de l’homme d’état ne leur disaient rien. Mécontens, inquiets,