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vaste plaine les chariots chargés des fruits de ce long pillage ; il ordonne qu’on dételle et qu’on ramène au camp les attelages. Saisissant une torche, il la jette le premier sur ses propres bagages et commande qu’on mette le feu au reste. » Pour peu que l’on ait vu avec quelle énergie le soldat sait défendre de vieilles nippes dont le poids, dans les marches, ne sert qu’à l’écraser, on se figurera aisément ce qu’il en dut coûter aux Macédoniens pour se séparer des richesses « que souvent ils n’avaient enlevées des villes ennemies qu’en éteignant les flammes qui les allaient dévorer. »

Les choses se sont-elles passées d’une façon aussi théâtrale ? La destruction des bagages à Zadracarta pourrait bien appartenir au même ordre de faits que l’incendie de Persépolis. Qu’Alexandre ait seulement prescrit « d’alléger les sacs, » qu’une étincelle soit tombée sur les loques jetées de côté, il n’en aura pas fallu davantage pour inspirer aux chroniqueurs l’irrésistible tentation de faire un tableau. De toute façon, une courte harangue paraît avoir calmé promptement et sans peine la prétendue douleur de l’armée. Le soldat ne connaît guère les longs regrets ; les Macédoniens eurent le bon esprit, si nous en croyons Quinte-Curce, de prendre gaîment leur parti d’un événement dont les conséquences, au dire des vieux grognards, étaient plus aisément réparables que ne l’eût été la moindre brèche faite à la discipline. Cette poignée d’hommes perdue au milieu d’une multitude innombrable de peuples qui n’avaient avec elle aucun rapport de religion, de langage ou de mœurs, sentait instinctivement le danger auquel l’exposerait l’affaiblissement de la magnifique organisation militaire qui lui avait procuré la victoire. Dans toutes ses inquiétudes, elle se serrait autour de son chef, et cependant ce chef dont le courage et la merveilleuse habileté faisaient son salut, des esprits aussi imprudens que pervers songeaient à le lui ravir. La trahison rampait déjà dans l’ombre ; nous la verrons bientôt se glisser jusqu’au chevet du roi. Heures tristes et mélancoliques où la méfiance finira par envahir le cœur le plus généreux, où le glaive du bourreau se lèvera implacable à l’appel de cette voix qui ne s’était fait entendre jusqu’alors que pour distribuer des encouragemens ou pour accorder des pardons !

Il faut un bien grand amour de la vérité pour se décider à prendre parti contre les malheureux ; les historiens qui ont flétri avec indignation les rigueurs d’Alexandre n’ont fait que ce que je voudrais pouvoir faire à mon tour ; mais si j’obéissais à cet élan du cœur, serais-je juste ? C’est un terrible rôle que celui de monarque, et le jour où les rois sont obligés de refouler au fond de leur âme la pitié me semble, de tous leurs jours de tribulations morales, celui où le ciel nous les montre le plus à plaindre. Les joies de la clémence doivent-elles cependant s’acheter au prix du salut de l’armée ?