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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/154

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des monts de l’Hyrcanie qu’il se hâte d’opérer la transfiguration que, depuis longtemps, il médite. Il revêt pour la première fois la blanche tunique des Perses et apparaît la tête ceinte du diadème d’azur. On croirait vraiment que Darius, en mourant, l’a institué son héritier ! Voilà bien, en effet, ce qu’il importe que les vaincus, au milieu de la confusion du moment, s’imaginent. Alexandre, — admirons ici sans réserve l’habileté de sa politique, — leur dissimulera si bien la gravité du changement qui va s’accomplir, qu’il leur ravira leur obéissance, leurs coutumes, leur langue, leurs dieux mêmes, sans que rien d’extérieur puisse les avertir que l’Asie a passé sous une domination étrangère. Blâmer Alexandre en exaltant Dupleix et Clive est une de ces inconséquences auxquelles on pouvait s’attendre ; l’esprit n’en reste pas moins confondu de tant d’injustice.

Les Asiatiques forment une race à part, la servitude est un besoin pour eux ; seulement il leur faut le joug d’or, la force brutale ne suffirait pas à les courber. En brisant le sceptre sous lequel cette immense agglomération vivait, depuis deux siècles, paisible et prospère, Alexandre s’était créé le devoir de ne pas abandonner ses innombrables sujets à l’anarchie. Les prêtres de Jupiter Ammon lui rendaient heureusement la tâche assez facile ; Alexandre affecta de prendre leur oracle au sérieux, il se présenta aux Perses en homme convaincu de sa filiation divine. Quand tout tend à leur rappeler leur humanité, les rois font bien de ne pas trop y croire, ils n’en remplissent que mieux le rôle qui leur est assigné. La foi en soi-même est indispensable à qui prétend commander la foi chez les autres. Ce n’est assurément pas avec vingt mille fantassins et trois mille cavaliers, — tel est le chiffre total des troupes qui vont se diriger vers la Bactriane, — qu’Alexandre pourrait se flatter d’arriver à ses fins, s’il n’appelait à son aide l’étiquette dont, avec une sagacité rare, il s’entoure. Que de grossiers soldats ne l’aient pas compris, il n’y a pas lieu de s’en étonner, mais que des philosophes soient tombés dans la même erreur, voilà ce qui pourrait faire mettre en doute leurs lumières, — je ne me permettrai pas de dire, leur patriotisme. Tous ces déclamateurs imprudens, qui s’exposent par leurs vaines critiques à provoquer de dangereuses séditions dans l’armée sont des patriotes ; ils croient sincèrement que le monde a été créé pour enrichir et pour servir la Grèce. Ce sentiment étroit avait, comme tous les préjugés, sa grandeur. Je ne fais pas, remarquez-le bien, la guerre aux préjugés, — ce serait mal choisir mon moment, — je me borne à constater le danger que l’on court à vouloir follement ramener le monde en arrière. Le vieil Isocrate, après la bataille de Chéronée, se laissa mourir de faim ; Démosthène consentit à vivre, mais ce fut pour faire au fils de Philippe la guerre que son éloquence avait soutenue presque seule contre le