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actions de Philippe, les guerres de Thrace et d’Illyrie, le combat de Chéronée. Alexandre se taisait. Résolu à se maîtriser, il laissait patiemment Clitus exhaler sa bile. Que lui importaient ces vanteries ? Les jeunes officiers, que le vétéran tenait à humilier, n’en seraient que plus ardens à réclamer pour lui les honneurs de l’Olympe. Mais tout à coup le nom de Parmérion a frappé son oreille : le roi se dresse ; il a senti le dard venimeux de l’aspic. Oser évoquer devant Alexandre cette ombre sanglante ! agiter sons ses yeux le drapeau d’une faction mal éteinte ! Ce n’était plus s’abandonner aux écarts d’une critique morose, c’était faire appel à la trahison. « Tête maudite ! s’écrie-t-il, c’est par de tels propos que tu essaies chaque jour de soulever l’armée ! » Pourquoi donc Alexandre ne fit-il pas entraîner sur-le-champ ce dogme hargneux hors de la salle du festin ? Parler à un homme ivre, c’est le perdre.

Clitus, dès qu’il se voit directement interpellé, ne connaît plus de bornes ; le fiel, longtemps amassé dans son âme, se gonfle et se répand. « Heureux ceux qui sont morts, s’écrie-t-il, avant d’avoir vu les Macédoniens courbés sous le bâton des Mèdes ! Heureux ceux qui n’ont jamais eu à implorer des Perses la faveur d’être admis près du roi ! Tu méprises aujourd’hui les vétérans de Philippe. Qui t’a sauvé la vie quand, aux bords du Granique, l’épée de Spithridate allait te frapper par derrière ? » En prononçant ces mots, Clitus brusquement s’est levé : l’œil hagard, la main tendue avec arrogance, il ne se justifie pas ; il menace. C’est alors, mais trop tard, qu’on songe à l’emmener. Pendant qu’il se débat, vomissait de nouvelles injures, reprochant au roi le meurtre d’Attale, rappelant pour le vouer au ridicule le célèbre oracle des prêtres de Jupiter Amman, Alexandre sent peu à peu la colère l’envahir. Il cherche son épée ; Aristophane avait heureusement pris soin de la faire disparaître. Le roi arrache alors à un des gardes du corps sa javeline et veut s’élancer vers Clitus. Ptolémée, Perdiocas, Léonatus, Lysimaque, se jettent à ses pieds, l’enlacent de leurs bras. Alexandre s’indigne de cette respectueuse violence. « Me voici donc aujourd’hui, s’écrie-il, captif de mes sujets ! Comme Darius, il ne me reste plus que le nom de roi ! » Ses amis, effrayés, n’osent cependant l’abandonner à la fureur qui l’anime ; le roi fait de vains efforts pour se dégager de leur étreinte. Il appelle alors à grands cris ses hypaspistes, ordonne au trompette de sonner l’alarme. Le tumulte est à son comble. Alexandre en profite pour échapper aux mains qui le retiennent.

Clitus cependant était sauvé : Ptolémée, fils de Lagus, a réussi à le faire sortir de la salle ; il le pousse jusqu’en dehors des murs et du fossé de la citadelle. Mais il était écrit que Clitus ne verrait pas la fin de cette journée. Plutarque raconte que de funestes présages