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joie légitime du succès. Sans cette heureuse impuissance de tout savoir (que j’ai eu occasion de regretter plus d’une fois dans la fiévreuse précipitation de notre politique contemporaine) les fastueuses promesses de Belle-Isle eussent été singulièrement troublées par de mauvais renseignemens partis au même moment de tous les théâtres des opérations militaires, et le nouvel empereur, le jour même où il prenait possession de sa dignité un peu idéale, aurait eu à concevoir de sérieuses alarmes pour la sécurité de ses états patrimoniaux. C’était un revers, de médaille que Belle-Isle (s’il ne pouvait le connaître) aurait peut-être pu prévoir, car ce fâcheux changement était dû en partie à l’état d’incertitude et de faiblesse morale dans lequel, par son attitude maussade, il avait contribué à jeter l’armée dont il léguait le commandement au maréchal de Broglie.

Il fallait bien s’attendre, en effet, que la prise de Prague, précisément parce qu’elle avait été subite et aisée, en facilitant tout, ne terminait rien. Pas une goutte de sang français n’avait été répandue mais aussi pas un Autrichien n’avait péri, et les troupes de Marie-Thérèse, ne comptant pas un homme de moins, étaient plus étourdies que vaincues. Retirées pendant quelques semaines au sud de Prague, à Neuhaus, à Budweiss et Tabor, elles ne tardèrent pas, sous la généreuse impulsion qui leur venait de Vienne, à se remettre de leur démoralisation momentanée. Avant le 1er janvier, une nouvelle et double attaque était combinée. Le corps d’armée du maréchal Neipperg, dont le grand-duc avait pris le commandement, dut s’avancer de nouveau vers Prague, en descendant la Moldau pour surprendre à Pisek les avant-postes de l’armée française et gêner ses communications avec la division qui était restée à Linz dans la Haute-Autriche aux ordres du marquis de Ségur ; cette division de Ségur elle-même, ainsi isolée, dut être prise directement à partie par un nouveau corps d’armée formé à Vienne et confié au maréchal de Khevenhüller.

Effectivement, le 26 décembre, quelques jours seulement après le départ de Belle-Isle, le comte d’Aubigné, qui était détaché dans le poste avancé de Pisek, était averti du retour offensif du grand-duc et en donnait avis, avec beaucoup d’alarme, au maréchal de Broglie. Celui-ci arriva sur-le-champ et trouva ce point important très dégarni et les dispositions de défense mal prises. C’était l’avis de d’Aubigné lui-même, qui ne craignait pas d’en faire l’aveu à Belle-Isle en personne, dans une de ces correspondances secrètes que le maréchal, sans égard pour la discipline, avait la faiblesse de se laisser adresser. « La situation est très grave, écrivait cet officier-général le 28, au matin. Il est constant que les ennemis sont ici plus forts que nous et que nous ne sommes point du tout en état de parer à ce qu’ils peuvent faire contre nous… Je regarderai comme une