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restreinte à l’Allemagne et de lui faire prendre les proportions d’une guerre générale. Dès que la France et l’Angleterre étaient aux prises, les Pays-Bas, l’Allemagne méridionale et la Haute-Italie allaient devenir le théâtre des combats. On se battrait tout à la fois sur le Danube, sur le Rhin, sur la Meuse et sur le Pô. Frédéric se verrait ce jour-là menacé et dans les possessions rhénanes auxquelles il n’avait pas renoncé et peut-être dans son patrimoine de Brandebourg, ouvert du côté du Hanovre aux armées anglaises. C’étaient sur ces divers points de l’horizon de nouveaux périls à courir et de nouveaux efforts à faire. Une politique même moins égoïste que celle dont il professait les maximes se serait inquiétée de cette situation, car il faut bien convenir que ce surcroît de peine en perspective ne correspondait, pour la Prusse et son souverain, à aucun surcroît de profit en espérance. A la manière dont il avait lui-même consenti à répartir les intérêts des puissances alliées et d’après le lot assigné à chacune, Frédéric n’avait personnellement rien à attendre des futurs combats. La Silésie était pleinement soumise et même elle avait été un instant moralement cédée par Marie-Thérèse ; le sang prussien ne devait donc plus couler que pour assurer la conquête de la Moravie, promise à la Saxe, et la possession de la Bohême, disputée à la Bavière. Au jeu toujours aléatoire du champ de bataille, Frédéric n’avait plus pour son propre compte aucun gain à attendre.

Et cependant, tel que nous le connaissons, cette nécessité d’affronter pour le profit d’autrui des périls stériles, ce n’était pas là encore ce qui lui semblait le plus dur à supporter : une autre pensée, une autre crainte lui causaient une révolte intérieure qu’il ne pouvait dompter. Aucun de ses alliés ne lui tenait fortement au cœur, mais de la Saxe et de la Bavière redoutant peu de chose, il prenait aussi peu de souci. Sa véritable préoccupation, c’était la France. Or, du moment où la guerre, sortant des frontières d’Allemagne, devenait européenne, le premier rôle, sur le théâtre ainsi étendu, passait incontestablement à la France. Comme c’était la grandeur de la France, presque son existence, qui était en jeu, c’était aussi sa suprématie qui pouvait sortir de la victoire. Frédéric sentait que, par ce seul fait, il descendait au rang d’un simple auxiliaire : il n’était plus en quelque sorte que l’un des facteurs d’une opération dont le produit appartiendrait à une puissance qu’il n’avait jamais moins aimée que depuis qu’il combattait à côté d’elle. En un mot, au lieu d’employer les armes françaises à son service comme il avait toujours tendu et, jusque-là, réussi à le faire, c’était la France qui allait se servir et peut-être, à la dernière heure, se jouer de lui.

Cette terreur d’être d’abord l’instrument et finalement la dupe de la politique française semble, à partir de ce moment, hanter