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difficilement, pendant que Frédéric le Grand en fait de si grandes en un moment… Vous n’êtes donc plus notre allié, Sire, mais vous serez celui du genre humain ; vous voudrez que chacun jouisse en paix de ses droits et de son héritage, et qu’il n’y ait plus de troubles : ce sera la pierre philosophale de la politique ; elle doit sortir de vos fourneaux. Dites : Je veux qu’on soit heureux, et on le sera. Ayez un bon opéra, une bonne comédie, Puissé-je être témoin, à Berlin, de vos plaisirs et de votre gloire[1] ! »

« Je m’embarrasse très peu des cris des Parisiens, répliqua Frédéric, plus encouragé que jamais à en prendre à son aise. Ce sont des frelons qui bourdonnent toujours ; leurs brocards sont comme les injures des perroquets ; leurs décisions sont aussi graves que les décisions des sapajous sur des matières de métaphysique… Si toute la France me condamne, jamais Voltaire le philosophe ne se laissera entraîner par le nombre ! » Et il terminait en comparant par une plaisanterie assez grossière les alliances politiques à des mariages dont chacun des conjoints peut toujours prononcer le divorce, s’il trouve chez l’autre trop d’exigences et trop peu de fidélité[2].

Mais pendant que les deux amis échangeaient ce commerce d’agrément et de poésie, aux dépens de l’honneur et du sang de la France, survint un incident singulier. La lettre de Voltaire, bien que soigneusement cachetée et envoyée à Berlin en droiture, se trouva un matin répandue dans Paris, à plusieurs centaines d’exemplaires. Tous les ministres, tous les ambassadeurs en reçurent une copie à leur adresse, entre autres le ministre de Prusse, Chambrier, qui la trouva, disait-il, à sa porte, sous un pli. Le soir dans tous les cafés, on se l’arrachait pour la lire. Le scandale, le récri furent universels, surtout à la cour, où chacun ayant un frère, un parent, un ami qui disputait, dans Prague, sa liberté ou sa vie, était assez peu préoccupé de savoir comment seraient organisés, à Berlin, l’opéra et la comédie. Le cardinal, personnellement blessé, cachait mal son ressentissement, et Mme de Mailly jetait feu et flammes. Il fut sérieusement question d’envoyer le poète coucher à la Bastille. Avertie à temps, Mme du Châtelet faisait déjà ses préparatifs pour gagner Bruxelles en diligence. Voltaire garda mieux son sang-froid. Avant de prendre ce parti extrême, il voulut essayer ce que produirait une dénégation audacieuse, accompagnée de génuflexions et de complimens à l’adresse du prélat et de la favorite, et ce fut aux pieds de Mme de Mailly elle-même qu’il plaça la supplique suivante, dont la franchise égalait la dignité.

« Madame, j’ai appris avec la plus vive douleur qu’il court de

  1. Voltaire à Frédéric, juillet.
  2. Frédéric à Voltaire, 25 juillet 1742. — (Correspondance générale.)