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Pour nous rendre au cimetière d’Arlington, nous traversons, le Potomac, qui coule, encore encaissé, entre des collines boisées, et nous suivons au travers d’un taillis assez pauvre une route montante et sablonneuse qui doit être en hiver une véritable fondrière. Cette route nous mène au sommet d’un plateau. Nous franchissons une grille et nous nous arrêtons un instant pour lire une assez belle inscription en vers dont je regrette de ne me rappeler que le sens : « A l’entrée de ce camp funèbre, la sentinelle ne monte point sa garde silencieuse ; les soldats ne seront point réveillés au matin par le roulement des tambours ; mais sur leur repos veille nuit et jour la gloire, cette sentinelle immortelle. » Puis nous pénétrons dans un parc en futaie et nous commençons à apercevoir des pierres blanches rangées sous les arbres : c’est le cimetière. Ce parc et la maison où nous allons arriver appartenaient autrefois au général Lee, celui-là même qui était à la tête des armées du Sud, et lui ont été enlevés, il faut bien le dire, par une véritable confiscation, déguisée sous le nom d’une saisie pour non-paiement des contributions dues par lui. Mais cette origine fâcheuse a été en partie purifiée par la destination qui a été donnée à la propriété confisquée. Le Nord n’a pas seulement recueilli ses morts ; il a ramassé aussi ceux du Sud quand les cadavres se trouvaient mêlés et il leur a assuré la sépulture dans le même terrain. Sur les tombes, à l’indication du nom et du régiment, on a seulement ajouté un R., rebelle. J’aurais mieux aimé une autre désignation qui impliquât davantage la réconciliation et l’oubli dans la mort. Toutes les tombes sont rangées sous les arbres par régiment, les soldats blancs d’un côté, les nègres de l’autre, les officiers dans une tombe à part, un peu en avant de la ligne, comme si tous étaient encore sous les armes. Nous nous promenons un peu au hasard parmi ces tombes ; aucune ne porte d’inscription spéciale, mais une simple mention : le nom et le numéro du régiment. Cependant j’en remarque une d’une forme un peu différente ; je m’approche ; c’est la pierre d’un caveau où ont été ensevelis, il y a plus d’un demi-siècle, un enfant, sa jeune mère et son père enlevés en quelques jours. Une inscription simplement rédigée a consacré leurs noms et les regrets de leurs proches. Cette tombe de famille existait dans le parc du général Lee et on a eu le respect de ne pas la déplacer. Je ne sais pourquoi le souvenir de cette humble tragédie domestique me touche davantage que celui de toutes ces morts inconnues qui nous environnent. Serait-ce parce qu’elle a quelque chose de plus semblable à ce qui peut arriver demain à chacun de nous, et ne sommes-nous pas tous comme le voyageur d’André Chénier qui après avoir lu sur sa route une inscription gravée sur la tombe d’un jeune homme et arrosée